Buczko, un roman de Loana Hoarau

Que se passe-t-il dans l’esprit d’un ogre ? Deuxième histoire sombre proposée par la grande Loana Hoarau, Buczko va soigneusement sélectionner son lectorat. N’espérez pas une seule risette qui ne soit archi fausse ; ça cogne fort dès le début, et ça empire tout au long de ce récit des derniers mois d’un pédophile meurtrier que l’on suit, inconfortablement installé à l’intérieur de sa petite tête infernale, dans ses aventures corrosives, depuis la destruction de sa pénultième victime jusqu’à la sienne propre au terme d’une dégringolade hallucinante de foi inassouvie.

Ne laissez pas vos jeunes enfants rentrer tout seuls. Le petit chaperon rouge vous avait déjà prévenus (pas la bouse avec les joyeux chasseurs et la mère-grand aux grandes dents, non ; le vrai Chaperon rouge, l’austère). Ici, Hoarau met ses poings métalliques sur vos petits i en sucre d’orge pour bien vous enfoncer dans le crâne que l’adultophobie ça donne ça : des démanteleurs d’enfants, qui forent des trous là où il n’y en a pas. Lisez donc Buczko si vous l’osez.


Première diffusion : 22 mars 2015 ; Poids : lourd  Collection : Romans
Prix sur 7switch : 4,99 euro; - 6,49 $ca 
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ISBN : 978-2-923916-94-1


Un extrait

Je me fais un troisième rail. Vais prendre une nouvelle murge. Je suis encore conscient à ce moment-là. Je suis juste moins réactif. J’envoie balader un gars qui veut une clope. Trou noir. Je m’endors deux secondes au volant, puis me reprends sous le klaxon de la voiture d’en face.

Je sais pas comment j’ai fais pour arriver jusqu’à ma piaule. À moitié bouffé je descends jusqu’à la sous-cave. D’habitude, je préfère monter à l’étage et regarder sur mon écran si mes petites souris sont restées bien sages en mon absence. Mais j’ai envie d’aller voir Éli cette nuit. Effet euphorisant de l’héroïne.

Je dévale les escaliers, une bouteille de vodka à la main. Je vois Éli qui tangue. Elle s’est réveillée d’un coup, s’est redressée, puis s’est recroquevillée au bout du lit en me fixant du regard, tremblante. La poudre brune se marre, se colle à mon oreille et me susurre des mots doux. La poudre brune est toujours là quand il faut pas.

« Vas-y, prends-la. Elle est à toi. Rien qu’à toi.

— C’est pas le moment. Pas encore.

— Elle est là pour ça. C’est ce que tu voulais, non ?

— Elle n’est pas prête je te dis.

— Bien sûr qu’elle est prête. Regarde-la. Elle te veux. Elle n’attend que ça. Regarde comme elle te sourit. Comme elle te provoque. Tu sais quoi ? Tu vas juste l’embrasser. Et la caresser aussi. Rien de très méchant. Elle va aimer ça, crois-moi. Elle pourra plus te résister après quelques caresses. Pourquoi tu hésites ? T’as envie d’elle. Je vois bien que t’as envie d’elle. »

Elle a raison. La poudre a toujours raison. Sans vraiment le vouloir, mes yeux sont déjà en train de déshabiller Éli. De la frapper, de la prendre de force. C’est pas ma faute. Ces petites garces qui se pavanent devant moi, comme ça, leur sourire attrayant, leurs yeux brillants qui me promettent leur lune, leur voix juvéniles qui réclament mon corps, ce sont elles qui me cherchent. Et moi qui ne peux pas résister à

c’est pas

de jolies friandises derrière leurs

ma faute

vitres de fin cristal.

Ma tête tourne encore. La poudre me pousse du coude vers le lit. J’humecte mes lèvres trop sèches par la vodka.

« Je vais juste discuter un peu avec elle, dis-je sans conviction.

— Ouais, c’est ça, ricane ma brune, va discuter avec elle mon pote. C’est un bon début. »


Entériner le monde des monstres / par Paul Laurendeau

De l’auteure de ce nouveau roman de pédophilie-fiction, il faut d’abord dire ouvertement qu’elle est une jeune femme elle-même, de la même façon que Louis Armstrong est noir quand il chante ironiquement qu’il est blanc à l’intérieur de lui-même mais que cela n’arrange pas ses affaires vu que sa gueule ne change pas de couleur (dans What did I do to be so black and blue), que Woody Allen est juif quand il plaisante à propos de son père devant donner de substantielles sommes d’argent à la synagogue pour pouvoir s’asseoir plus près de Dieu (dans Manhattan) et que Renaud Séchan est bel et bien français quand il chante que le roi des cons est indubitablement français (dans Hexagone).

Il faut bien dire cela en prologue parce que, dans ce roman terrible, épouvantable, insupportable, on nous campe avec un aplomb étonnant, un homme, Buczko, violenteur et tueur de petites filles (et de femmes… et d’hommes). Et l’œuvre n’est pas racontée du point de vue des victimes. Non, non, non. Nous devenons, intégralement, l’amoral, toxico, pédo et miso Buczko en personne, tel qu’en lui-même. Et on s’éclate à siffler de la vodka, à snorter de la poudre blanche (coke), de la poudre brune (héro) et à enlever des petites filles, les enfermer, les manipuler, les tabasser, les violenter, les louer à haut tarif à d’autres violenteurs, les estourbir et les escamoter. Cœurs sensibles, s’abstenir. On comprend presque. On pige quasiment le topo. Dans de très brèves mais tonitruantes envolées explicatives, Buczko procède d’ailleurs à une description quasi-clinique sans concession du surmoi peu reluisant et à géométrie variable des pédophiles actifs et violents. Nous ne guérirons jamais. Sans réelles lois au-dessus de nous, qui pourrait bien nous stopper sinon la mort ? Nos vices, nous y pensons quand on nous enferme. Nos péchés, nous y pensons quand on nous soigne. Puis on nous libère pour bonne conduite, et nous recommençons nos activités macabres. Qui choisit cette voie ? Je n’ai pas choisi cette voie. Pourquoi me punirait-on pour quelque chose que je n’ai pas cherché, que je n’ai pas voulu ? Cocktail, serré, livide, lucide, de fatalisme, de narcissisme et de cynisme. On réprouve mais on suit…

Et foin d’envolées théoriques. C’est bien plutôt dans son action fulgurante – par la pratique, si on ose dire – que le pédophile est étudié, dans ce roman. C’est d’ailleurs fait avec une mæstria hautement perturbante. Notre sociopathe profond se déploie pour nous, sans malices ni artifices. On domine et comprend intimement le lot gesticulant de ses petites maniaqueries proprettes. Me voilà au centre commercial. J’y vais vraiment parce qu’il le faut. Je déteste ces endroits édulcorés qui sentent le fric et le cadavre. Les rayons pleins à craquer débordant d’aliments sans saveurs. De rabais indigestes. De promotions mensongères. Ça me répugne. Ça m’angoisse. J’ai l’odeur affreuse de la pourriture qui déborde de ces frigos, de ces présentoirs. Les sols sont crades. Orgie de microbes. Le milliard d’acariens copule sur les fruits et légumes sans protection. Copule sur les chariots rouillés qu’une paire de mains innocente empoigne. Copule sur les murs défraîchis. On domine et comprend intimement sa sourde misanthropie. Le regard androgyne, le look décontracté. Don Juan de pacotille, bimbos édulcorées, contact éphémère, femmes faciles, hommes d’un soir. Ce monde là m’horripile au plus haut point. Je hais l’homme, la femme, ce qu’ils sont, ce qu’ils deviennent en grandissant. On domine et comprend intimement son adultophobie implacable. Faut pas qu’elle grandisse. Je vais tout faire pour qu’elle ne grandisse pas. Laisse-moi m’occuper de tout. On comprend, on finit presque par partager sa frustration insondable et sa colère cuisante, pourtours inévitables de son programme radicalement négateur, amoral et nihiliste. C’est une des vertus de la fiction que de pouvoir entériner le monde des monstres.

Et l’amour suave et délétère de cette narco-crapule semi-psychotique de Buczko pour les petites filles nous est instillé, drogue d’entre les drogues, presque avec du sublime dans la voix. Dix ans. Non. Huit ans. J’opterais plus pour huit ans. Blonde comme les blés, le visage doux comme une liqueur. Haute comme trois pommes. Ondulation de sa robe qui flotte. De son parfum fleuri. Je ne vois plus rien. Je ne vois plus qu’elle. La destruction de la victime prend place en nous lumineusement, en rythme, par petits bonds nerveux. Éli me dévisage sans vraiment me regarder. Pousse de petits râles affectés. Semble complètement ailleurs. La catatonique sortie du monde de l’être qu’on détruit accède à rien de moins qu’une terrible grandeur. Elle fixe le mur sombre du regard comme une statue regarderait la plage. C’est une jeune femme qui écrit. Loana Hoarau en est à son deuxième roman. Tributaire des mêmes hantises que le premier, celui-ci est beaucoup plus assumé, plus solide, plus achevé. Un scotome s’imprime. Une œuvre s’annonce.

Le propos de cet ouvrage n’est absolument pas moraliste. Sa cruauté est absolue, hautement dérangeante, répugnante, révoltante, comme gratuite. Et pourtant (car il y aura un et pourtant…) notre pédo-toxico se retrouve avec une terrible clef anglaise jetée par le sort, dans le moteur bourdonnant de sa mécanique criminelle tellement rodée. Et tout va se mettre à déconner, s’estropier, chalouper, s’alanguir, se détraquer. C’est que, camera obscura et radicale inversion des polarités éthiques de l’existence obligent, dans le monde de la cruauté suprême et du crime sordide innommable, il est particulièrement, nuisible, dangereux, délétère, subversif et autodestructeur de se surprendre à simplement aimer.


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