Salle de rédaction
Pratique de la lecture numérique
Lire
numérique, comme toute activité mettant un humain entre les pattes
d’un marchand, est une occupation qui nécessite de connaître les récifs
qui lui sont spécifiques, et les astuces toutes simples pour contourner
ceux-ci.
Puisque vous savez vous débrouiller au supermarché – ne
pas sauter sur les promos, étudier les étiquettes et décrypter la
langue de bois, surveiller les omissions et les expressions innocentes – vous
saurez très rapidement louvoyer au milieu des pièges accueillants
qui clignotent en rose bonbon sur Internet. Bientôt vous vous serez
garni une jolie petite bibliothèque bien à vous, bien jolie, que vous
transporterez dans votre poche, qui n’aura coûté que le dixième de
son équivalent de papier, et qui sera consultable dans un livre électronique
de bonne facture et de belle finition.
Les quelques conseils qui suivent sont infiniment moins difficiles
à saisir que tous ceux qu’il vous a fallu apprendre pour survivre,
pauvres innocents candides, à une expédition dans une grande surface
pleine de tentations en toc. Vous voyez, ce n’est pas très compliqué.
- Les trois familles
- Le choix de la machine
- Les verrous numériques
- Mais alors comment faire ?
- Les prix
- Des adresses
Les trois familles
Il y a, pour l’instant, trois familles de systèmes permettant de
lire des textes numériques : les smartphones, les tablettes électroniques,
et les liseuses.
Les smartphones ne sont pas conçus pour lire, mais
enfin, puisque leur écran sait afficher des textes, et que leur système
d’exploitation sait les lire, vous pouvez lire. Ce n’est pas grandiose,
mais c’est possible.
Les tablettes ne sont pas fabriquées pour la lecture ;
ce sont plutôt d’agréables sous-ordinateurs, bien plus conviviaux
que n’importe quoi d’autre, mais leur polyvalence les rend souvent
impropres à la lecture fine et profonde. Beigbeder, qui hait la littérature
numérique, eut tôt fait de glapir qu’on ne pourrait jamais se plonger
ni dans Proust ni dans Flaubert sur une tablette, puisqu’on y est
constamment extrait de l’histoire par des messages publicitaires,
des alertes e-mails, et toutes les ordinaires sollicitations de vos
amis de Facebook, qui vous envoient des photos de petits chats et
des nuées d’abominables maximes bouddhistes – c’est oublier
très opportunément que ce genre de choses se paramètrent, mais enfin
bon : elles existent, elles vous guettent, elles attendent votre
faux pas pour joyeusement vous sauter au visage. Plus sérieusement :
l’écran d’une tablette est rétro-éclairé, comme celui d’un ordi, ce
qui pique les yeux. En outre, sa surface est réfléchissante. Bref,
c’est très bien pour surfer ou regarder un film, mais lire dessus
n’est pas complètement merveilleux. Ceci dit, le système d’exploitation
embarqué et la puissance du processeur rendent toute tablette bien
mieux adaptée que n’importe quel autre engin à la lecture de ce que
l’on appelle des « livres enrichis, » qui sont
des programmes multimédias interactifs à base de textes.
Mais puisque « lire » c’est
d’abord déchiffrer des lignes d’écriture, lignes dont l’interactivité
est si parfaitement nulle qu’elle laisse tout faire au cerveau, « lire un texte »
est une occupation qui n’est jamais aussi goûtée que
par l’entremise d’une « liseuse ». Car une liseuse,
c’est un livre électronique, inerte comme son frère le livre en papier,
mais plus léger que lui, et dont l’unique finalité est d’afficher
des textes – c’est le lecteur qui, à son habitude, imagine
tout ce qui n’est pas écrit, et déploie ainsi ses propres paysages.
Définition : une liseuse est un livre électronique qui sert à
lire des textes, et ne sert qu’à ça.
Le choix de la machine
Vous hésitez devant une liseuse ou une tablette. Tout semble magnifiquement
attrayant et sublime, les éloges sont dithyrambiques, l’univers s’ouvre
avec toute sa gloire devant votre petit museau ébahi, et des danseuses
nues jettent des nuages de pétales de roses. Posez-vous donc cette
question : « Tout ceci est très beau, et moi aussi
je veux aller danser toute nue ou tout nu sous les pommiers en fleurs,
mais serai-je libre avec cette machine de lire ce que je veux, où
je veux, comme je veux, et quand je veux ? »
Commençons par dire que la communauté a depuis longtemps défini un
standard d’échange de textes pour les publications électroniques,
et ce standard correspond au format ePub. Un ouvrage encodé au format
ePub est un ouvrage ouvert, lisible partout sauf interdiction formelle.
Tout le texte y est décrit de la manière la plus minutieuse et aussi
la plus simple. Les ePubs sont légers, efficaces, échangeables, copiables,
retouchables, améliorables, et très facilement transposables dans
d’autres codes. Ils sont typiques de l’esprit collaboratif et communautaire
d’Internet.
Tout système de lecture qui ne lit pas de fichiers ePubs est, à mon
avis, à proscrire absolument (mais je suis un enfoiré de gauchiste
rétif à tout emmoutonnage).
Certains distributeurs de contenu, qui vendent aussi soit des tablettes,
soit des liseuses, ont la sale habitude d’interdire la lecture des
fichiers ePubs, parce que ce sont des fichiers libres. Ces distributeurs
commencent par dégrader le fichier ePub en un autre format, dont ils
ont la propriété exclusive. C’est ce format qui sera lu par leurs
machines, et pas le format ePub. Il y a donc capture et enfermement
du texte dans un environnement dont le lecteur ne possède pas la clé.
Ces environnements privés sont appelés des « écosystèmes
fermés » ou captifs. Avec la machine d’un tel distributeur,
le lecteur ne pourra lire que ce que vend ce distributeur précisément.
Dans ce cas, soyez bien convaincus d’une chose : vous n’achetez
aucun texte, mais une licence de consultation. Que le distributeur
décide de retirer ce texte de son catalogue, et votre bibliothèque
s’en ampute à l’instant. Et si vous n’avez pas acheté les droits pour
lire vos textes dans un autre pays que celui où vous les avez achetés,
vous risquez d’être en infraction, et punis par l’éradication totale
de votre bibliothèque. Vous voilà avertis. Donc, la liste des points
à examiner lors de l’achat est la suivante :
- Le système lit-il les ePubs ? Si c’est non, fuyez.
- Le système lit-il des fichiers achetés en divers lieux ?
Si c’est non, fuyez.
- Avez-vous le droit de lire vos fichiers n’importe où sur la
planète ? Si c’est non, fuyez.
Fort heureusement, bien des constructeurs de machines vous offrent
la possibilité de pouvoir lire premièrement des ePubs, deuxièmement
achetés n’importe où, et troisièmement lisibles partout. Citons en
particulier Sony, Archos, Kobo…
Les verrous numériques
Évitez comme la peste d’acheter un fichier qui serait verrouillé
par ce qui est nommé un DRM (Digital Rights Management, alias Gestion
des Droits Numériques). Le DRM contrôle si c’est bien votre machine
qui lit le fichier, et ne vous accorde qu’un nombre très limité de
sauvegardes sur un nombre très limité de supports. De plus, pour accéder
à une lecture décryptée du fichier que vous avez acheté, il vous faudra
vous enregistrer auprès du crypteur, qui saura ainsi tout ce que vous
lisez. Donc, à la question : « Suis-je libre de faire
ce que je veux de mon fichier ? » la réponse est :
« S’il est encrypté et plombé par du DRM, c’est NON. »
La parade existe, qui vous permet de fracturer le verrou ; mais
elle vous transformera en informaticien, en programmeur, en pirate,
en sordide et médiatiquement conspué hacker. C’est-à-dire que pour
jouir librement de votre achat, il vous faudra plonger dans l’illégalité,
au prix d’un investissement non nul dans du savoir-faire informatique.
Ce n’est pas tout le monde qui a du goût pour les bidouillages logiciels.
Mais alors comment faire ?
Rassurez-vous ! Malgré les apparences, il est très simple de
ne pas vivre un cauchemar. Il vous suffit de :
- N’acheter une machine que si elle sait lire des ePubs.
- N’acheter vos ePubs que chez un distributeur qui vous
indique s’il y a du DRM dedans, ou s’il n’y en a pas.
- N’acheter que des ePubs sans DRM.
Les prix
Sachez qu’un fichier ePub ne coûte pratiquement rien à fabriquer.
Nous autres écrivains et encodeurs estimons qu’un banal ouvrage qui,
au format poche, ferait 150 à 300 pages, doit être facturé 150 à 200
euros à l’encodage. Songez maintenant que ces 150 à 200 euros représentent
l’intégralité des frais d’édition. Que le produit obtenu est copiable
instantanément, sans efforts, sans dépenses de matière autre que celle
de quelques petits électrons sollicités pendant un quart de seconde.
Par conséquent, si vous découvrez un texte vendu 14,99 euros, dites-vous
bien fort qu’on cherche à vous voler. Dans ces conditions, soit vous
réussissez à voler ce texte (et ce sera bien fait pour l’éditeur),
soit vous allez chercher autre chose à lire.
De bons ePub coûtent, pour les plus chers, entre 5 et 7 euros. Supportez
très exceptionnellement de monter jusqu’à 10. N’allez pas au-delà.
Vous verrez que bien des éditeurs proposent des tarifs étagés entre
0,49 et 4,99 euros. Faites vos courses chez ces bonnes personnes,
et envoyez les autres à tous les diables.
Ci-dessous, voici mes bonnes adresses pour commencer à vous faire
une opinion sur la littérature numérique. Vous y trouverez des éditeurs,
des distributeurs, et des sites où l’on cause livre électronique et
textes numériques.
Des adresses
Une liste des éditeurs numériques
(peut-être y en a-t-il d’autres)
Plus de cent-trente éditeurs à ce jour :
Trois autres éditeurs garantis sans DRM
(peut-être y en a-t-il d’autres)
Un distributeur qui ne cache rien
(peut-être y en a-t-il d’autres)
Des endroits captivants :
Difficile de savoir si ce que vous achetez à la Fnac est avec ou
sans DRM. Ça ne m’a pas sauté aux yeux. Ce sera la surprise !
Sur Amazon, vous vivrez intensément à l’intérieur d’un écosystème
hautement séduisant, mais verrouillé. C’est vous qui voyez, il y a
du pour et du contre, comme pour Apple.
Des sites sur l’univers du livre numérique
(peut-être y en a-t-il d’autres)
Bonnes lectures !
Allan Berger | 18
mars 2013 | [retour]
Un petit aperçu de la lecture du linguiste
À ÉLP nous relisons scrupuleusement les œuvres que nous éditons.
Une de ces relectures est faite par un personnage très particulier
que nous nommerons ici le linguiste de service. Notre linguiste
de service corrige au mieux les fautes et coquilles qu’il attrape,
certes, mais, comme son attention soutenue se concentre ailleurs,
il ne les voit pas toutes (c’est de fait un très mauvais relecteur
d’épreuve, comme il n’a pas honte de candidement le reconnaître).
Spécialiste des différentes variétés de français, notre linguiste,
scrupuleux et hautement déférent envers les cultures du monde francophone,
surveille attentivement les petits accidents stylistiques et les traits
dialectaux. Il retire les premiers et garde les seconds en voyant
à soigneusement les distinguer, sans jugement de valeur mais en mobilisant,
en permanence, son lot de connaissances. C’est un travail de dentellière.
Il a eu la gentillesse de nous l’exemplifier, un beau matin, à propos
d’un roman écrit par un auteur congolais qu’il est en train de relire.
Cela a déclenché le fort intéressant échange transatlantique suivant :
LE LINGUISTE DE SERVICE À ÉLP : Juste pour le beau de la chose,
pour ceux et celles que cela intrigue, un petit aperçu de la lecture
du linguiste. Au début de l’ouvrage de notre premier auteur originaire
du Congo-Kinshasa, le frère du principal protagoniste lui dit (phrase
orale rapportée entre guillemets) : « Remémores-toi
ces instants, car c’est la première, et la dernière fois, qu’elle
le fasse » en parlant d’un geste gentil de leur
sœur. Le tour est archaïsant mais attesté dans la francophonie, le
morphème de subjonctif correspond indubitablement à une prononciation
effective, c’est dans du dialogue rapporté. L’erreur est quasi impossible.
Toutes les caractéristiques du trait dialectal y sont. On garde. Mais,
un peu plus bas on lit : En vérité, je n’accordais pas d’attention
à ses dires. Plus tôt, à ce que je voyais. Faux sens pour cause
exclusivement graphique, homonymie effective, fausse paronymie strictement
orthographique (nom technique : homophonie), absence de prononciation
distincte. Une petite particularité orthographique (ou faute) nuisible
qui brouille la lecture. On corrige sur ceci, sans toucher au rythme
syntaxique : En vérité, je n’accordais pas d’attention à
ses dires. Plutôt, à ce que je voyais. Il faut les prendre un
par un, graine a graine. Consulter des sources parfois, pas trop non
plus. Se laisser dépayser sans se laisser endormir. Tout un thrill…
UNE COLLÈGUE DU BUREAU DE DIRECTION : Whaou. Bonne chance,
Linguiste. À part ça, le S à la fin de remémores
c’est aussi un tour archaïsant ?
LE LINGUISTE : Une hypercorrection par analogie. Je la fais
souvent moi aussi. Suivez bien le mouvement. Première révolte de l’entendement.
On a : Tu parles. Le S reste globalement senti comme
un marqueur de pluriel loin au-delà de l’espace nominal, or ici on
l’exige sur du singulier, et sur un verbe en plus, en isolation complète.
La chose devient kafkaïenne à l’impératif. Senti fortement comme une
deuxième personne aussi, il perd pourtant le S préalablement si durement
inculqué. Parle-moi. Notre soumission orthographique égare le sens
de ce qui serait simple et adéquat (bazarder ce S partout, notamment
à l’indicatif où il est absurde). On se méfie de notre propre simplicité
immanente. On sent confusément que « bien écrire » c’est
souvent ajouter des lettres. Oubliant donc le second diktat (celui
prohibant le S à l’impératif), par analogie sur l’indicatif de deuxième
personne, on hypercorrige : Parles-moi. C’est ce que
notre auteur a fait ici (et moi je l’ai pas vu car je rate habituellement
les S – je suis mauvais lecteur d’épreuve, donc merci
de la correction – on va bazarder ce S qui n’est pas
un trait congolais, juste un trait de francophone tourmenté par ses
instituteurs). Gardez une chose à l’esprit, chère collègue directrice :
du point de vue du linguiste, l’abcès de fixation récurrent des fautes
d’orthographe est la critique immanente par notre partie illettrée
mais logique (la logique de l’analogie) allant à l’encontre de notre
partie lettrée, conforme mais incohérente (le conformisme traditionaliste
et non motivé de l’anomalie entrée dans les mœurs). Oui ?
LA COLLÈGUE DIRECTRICE : Euh, oui maître. Je suis pas sûre d’avoir
tout compris mais je crois en gros que c’est une bataille idéologique
entre cerveau gauche et droit, entre soumission aux règles même si
elles sont crétines (verbe du premier groupe, donc pas de S à l’impératif)
et… retour d’expérience, logique apprise à l’école primaire (quand
TU es le sujet, on met un S, point barre). Pfff, c’est dur la linguistique !
LE LINGUISTE : Un diktat comme verbe du premier groupe donc
pas de S à l’impératif n’est pas une règle linguistique en soi
(les locuteurs ne « groupent » pas les verbes). C’est juste
un aide-mémoire d’instituteur appuyant ex post une conformité
orthographique installée bien avant dans les mœurs des scribes et
sans motivation effective dans la langue même. Notez que l’immense
majorité des « fautes » porte sur des lettres qui ne se
prononcent plus, parfois depuis des siècles. C’est pour ça que les
hispanophones font moins de « fautes » que nous. Ils ont
la décence (la chance, en fait) d’avoir une écriture restée hautement
efficace du seul point de vue valide pour le linguiste en matière
graphique : un son – une lettre.
Et pourtant qui traiterait Cervantès d’illettré et l’accuserait d’écrire
au son ?
LA COLLÈGUE DIRECTRICE : Ben pas moi… Quel échange intéressant !
Il m’empêche de travailler, dites voir !
LE LINGUISTE : Les fautes d’orthographe ont en commun avec le
terrorisme d’avoir leur logique et de parfaitement s’expliquer ET
AUSSI de faire face aux préjugés sommaires passionnels de leurs adversaires,
qui les traitent, sans autocritique et à tort, comme des aberration
exemptes de la moindre validité logique ou historique. Bon, je vous
laisse bosser…
LA COLLÈGUE DIRECTRICE : Donc, en fait, l’orthographe c’est
un truc de fachos, quoi…
LE LINGUISTE : Le résultat de onzième heure d’une culture autoritaire,
oui. Ducale, puis monarchiste, puis jacobine, puis colonialiste. C’est
un trait culturel comme un autre, remarquez. L’erreur qu’il ne faut
pas commettre c’est de prendre la conformité (ou l’absence de conformité)
orthographique pour un indicateur intellectuel quand elle est uniquement
un indicateur culturel. C’est quand cette confusion-là s’installe
que la propension fascisante risque effectivement de se mettre en
place et de faire dériver l’autoritarisme orthographique, que nous
portons tous en nous, vers du ouvertement délirant. Maints instituteurs
ont cédé à cette dérive, maints citoyens ordinaires aussi. Il est
de notre devoir de francophones de conserver un regard autocritique
sur cette affaire, surtout quand l’éditeur occidental est en train
de relire l’auteur africain !
Paul Laurendeau | 18 septembre 2012 | [retour]