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Salle de rédaction



Pratique de la lecture numérique
 

Lire numérique, comme toute activité mettant un humain entre les pattes d’un marchand, est une occupation qui nécessite de connaître les récifs qui lui sont spécifiques, et les astuces toutes simples pour contourner ceux-ci.

Puisque vous savez vous débrouiller au supermarché – ne pas sauter sur les promos, étudier les étiquettes et décrypter la langue de bois, surveiller les omissions et les expressions innocentes – vous saurez très rapidement louvoyer au milieu des pièges accueillants qui clignotent en rose bonbon sur Internet. Bientôt vous vous serez garni une jolie petite bibliothèque bien à vous, bien jolie, que vous transporterez dans votre poche, qui n’aura coûté que le dixième de son équivalent de papier, et qui sera consultable dans un livre électronique de bonne facture et de belle finition.

Les quelques conseils qui suivent sont infiniment moins difficiles à saisir que tous ceux qu’il vous a fallu apprendre pour survivre, pauvres innocents candides, à une expédition dans une grande surface pleine de tentations en toc. Vous voyez, ce n’est pas très compliqué.


  1. Les trois familles
  2. Le choix de la machine
  3. Les verrous numériques
  4. Mais alors comment faire ?
  5. Les prix
  6. Des adresses

Les trois familles

Il y a, pour l’instant, trois familles de systèmes permettant de lire des textes numériques : les smartphones, les tablettes électroniques, et les liseuses.

Les smartphones ne sont pas conçus pour lire, mais enfin, puisque leur écran sait afficher des textes, et que leur système d’exploitation sait les lire, vous pouvez lire. Ce n’est pas grandiose, mais c’est possible.

Les tablettes ne sont pas fabriquées pour la lecture ; ce sont plutôt d’agréables sous-ordinateurs, bien plus conviviaux que n’importe quoi d’autre, mais leur polyvalence les rend souvent impropres à la lecture fine et profonde. Beigbeder, qui hait la littérature numérique, eut tôt fait de glapir qu’on ne pourrait jamais se plonger ni dans Proust ni dans Flaubert sur une tablette, puisqu’on y est constamment extrait de l’histoire par des messages publicitaires, des alertes e-mails, et toutes les ordinaires sollicitations de vos amis de Facebook, qui vous envoient des photos de petits chats et des nuées d’abominables maximes bouddhistes – c’est oublier très opportunément que ce genre de choses se paramètrent, mais enfin bon : elles existent, elles vous guettent, elles attendent votre faux pas pour joyeusement vous sauter au visage. Plus sérieusement : l’écran d’une tablette est rétro-éclairé, comme celui d’un ordi, ce qui pique les yeux. En outre, sa surface est réfléchissante. Bref, c’est très bien pour surfer ou regarder un film, mais lire dessus n’est pas complètement merveilleux. Ceci dit, le système d’exploitation embarqué et la puissance du processeur rendent toute tablette bien mieux adaptée que n’importe quel autre engin à la lecture de ce que l’on appelle des « livres enrichis, » qui sont des programmes multimédias interactifs à base de textes.

Mais puisque « lire » c’est d’abord déchiffrer des lignes d’écriture, lignes dont l’interactivité est si parfaitement nulle qu’elle laisse tout faire au cerveau, « lire un texte » est une occupation qui n’est jamais aussi goûtée que par l’entremise d’une « liseuse ». Car une liseuse, c’est un livre électronique, inerte comme son frère le livre en papier, mais plus léger que lui, et dont l’unique finalité est d’afficher des textes – c’est le lecteur qui, à son habitude, imagine tout ce qui n’est pas écrit, et déploie ainsi ses propres paysages. Définition : une liseuse est un livre électronique qui sert à lire des textes, et ne sert qu’à ça.

Le choix de la machine

Vous hésitez devant une liseuse ou une tablette. Tout semble magnifiquement attrayant et sublime, les éloges sont dithyrambiques, l’univers s’ouvre avec toute sa gloire devant votre petit museau ébahi, et des danseuses nues jettent des nuages de pétales de roses. Posez-vous donc cette question : « Tout ceci est très beau, et moi aussi je veux aller danser toute nue ou tout nu sous les pommiers en fleurs, mais serai-je libre avec cette machine de lire ce que je veux, où je veux, comme je veux, et quand je veux ? »

Commençons par dire que la communauté a depuis longtemps défini un standard d’échange de textes pour les publications électroniques, et ce standard correspond au format ePub. Un ouvrage encodé au format ePub est un ouvrage ouvert, lisible partout sauf interdiction formelle. Tout le texte y est décrit de la manière la plus minutieuse et aussi la plus simple. Les ePubs sont légers, efficaces, échangeables, copiables, retouchables, améliorables, et très facilement transposables dans d’autres codes. Ils sont typiques de l’esprit collaboratif et communautaire d’Internet.

Tout système de lecture qui ne lit pas de fichiers ePubs est, à mon avis, à proscrire absolument (mais je suis un enfoiré de gauchiste rétif à tout emmoutonnage).

Certains distributeurs de contenu, qui vendent aussi soit des tablettes, soit des liseuses, ont la sale habitude d’interdire la lecture des fichiers ePubs, parce que ce sont des fichiers libres. Ces distributeurs commencent par dégrader le fichier ePub en un autre format, dont ils ont la propriété exclusive. C’est ce format qui sera lu par leurs machines, et pas le format ePub. Il y a donc capture et enfermement du texte dans un environnement dont le lecteur ne possède pas la clé. Ces environnements privés sont appelés des « écosystèmes fermés » ou captifs. Avec la machine d’un tel distributeur, le lecteur ne pourra lire que ce que vend ce distributeur précisément. Dans ce cas, soyez bien convaincus d’une chose : vous n’achetez aucun texte, mais une licence de consultation. Que le distributeur décide de retirer ce texte de son catalogue, et votre bibliothèque s’en ampute à l’instant. Et si vous n’avez pas acheté les droits pour lire vos textes dans un autre pays que celui où vous les avez achetés, vous risquez d’être en infraction, et punis par l’éradication totale de votre bibliothèque. Vous voilà avertis. Donc, la liste des points à examiner lors de l’achat est la suivante :

  • Le système lit-il les ePubs ? Si c’est non, fuyez.
  • Le système lit-il des fichiers achetés en divers lieux ? Si c’est non, fuyez.
  • Avez-vous le droit de lire vos fichiers n’importe où sur la planète ? Si c’est non, fuyez.

Fort heureusement, bien des constructeurs de machines vous offrent la possibilité de pouvoir lire premièrement des ePubs, deuxièmement achetés n’importe où, et troisièmement lisibles partout. Citons en particulier Sony, Archos, Kobo…

Les verrous numériques

Évitez comme la peste d’acheter un fichier qui serait verrouillé par ce qui est nommé un DRM (Digital Rights Management, alias Gestion des Droits Numériques). Le DRM contrôle si c’est bien votre machine qui lit le fichier, et ne vous accorde qu’un nombre très limité de sauvegardes sur un nombre très limité de supports. De plus, pour accéder à une lecture décryptée du fichier que vous avez acheté, il vous faudra vous enregistrer auprès du crypteur, qui saura ainsi tout ce que vous lisez. Donc, à la question : « Suis-je libre de faire ce que je veux de mon fichier ? » la réponse est : « S’il est encrypté et plombé par du DRM, c’est NON. »

La parade existe, qui vous permet de fracturer le verrou ; mais elle vous transformera en informaticien, en programmeur, en pirate, en sordide et médiatiquement conspué hacker. C’est-à-dire que pour jouir librement de votre achat, il vous faudra plonger dans l’illégalité, au prix d’un investissement non nul dans du savoir-faire informatique. Ce n’est pas tout le monde qui a du goût pour les bidouillages logiciels.

Mais alors comment faire ?

Rassurez-vous ! Malgré les apparences, il est très simple de ne pas vivre un cauchemar. Il vous suffit de :

  • N’acheter une machine que si elle sait lire des ePubs.
  • N’acheter vos ePubs que chez un distributeur qui vous indique s’il y a du DRM dedans, ou s’il n’y en a pas.
  • N’acheter que des ePubs sans DRM.

Les prix

Sachez qu’un fichier ePub ne coûte pratiquement rien à fabriquer. Nous autres écrivains et encodeurs estimons qu’un banal ouvrage qui, au format poche, ferait 150 à 300 pages, doit être facturé 150 à 200 euros à l’encodage. Songez maintenant que ces 150 à 200 euros représentent l’intégralité des frais d’édition. Que le produit obtenu est copiable instantanément, sans efforts, sans dépenses de matière autre que celle de quelques petits électrons sollicités pendant un quart de seconde. Par conséquent, si vous découvrez un texte vendu 14,99 euros, dites-vous bien fort qu’on cherche à vous voler. Dans ces conditions, soit vous réussissez à voler ce texte (et ce sera bien fait pour l’éditeur), soit vous allez chercher autre chose à lire.

De bons ePub coûtent, pour les plus chers, entre 5 et 7 euros. Supportez très exceptionnellement de monter jusqu’à 10. N’allez pas au-delà. Vous verrez que bien des éditeurs proposent des tarifs étagés entre 0,49 et 4,99 euros. Faites vos courses chez ces bonnes personnes, et envoyez les autres à tous les diables.

Ci-dessous, voici mes bonnes adresses pour commencer à vous faire une opinion sur la littérature numérique. Vous y trouverez des éditeurs, des distributeurs, et des sites où l’on cause livre électronique et textes numériques.

Des adresses

Une liste des éditeurs numériques
(peut-être y en a-t-il d’autres)

Plus de cent-trente éditeurs à ce jour :

Trois autres éditeurs garantis sans DRM
(peut-être y en a-t-il d’autres)

Un distributeur qui ne cache rien
(peut-être y en a-t-il d’autres)

Des endroits captivants :

Difficile de savoir si ce que vous achetez à la Fnac est avec ou sans DRM. Ça ne m’a pas sauté aux yeux. Ce sera la surprise !

Sur Amazon, vous vivrez intensément à l’intérieur d’un écosystème hautement séduisant, mais verrouillé. C’est vous qui voyez, il y a du pour et du contre, comme pour Apple.

Des sites sur l’univers du livre numérique
(peut-être y en a-t-il d’autres)

Bonnes lectures !

 

Allan Berger | 18 mars 2013 | [retour]


Un petit aperçu de la lecture du linguiste
 

À ÉLP nous relisons scrupuleusement les œuvres que nous éditons. Une de ces relectures est faite par un personnage très particulier que nous nommerons ici le linguiste de service. Notre linguiste de service corrige au mieux les fautes et coquilles qu’il attrape, certes, mais, comme son attention soutenue se concentre ailleurs, il ne les voit pas toutes (c’est de fait un très mauvais relecteur d’épreuve, comme il n’a pas honte de candidement le reconnaître). Spécialiste des différentes variétés de français, notre linguiste, scrupuleux et hautement déférent envers les cultures du monde francophone, surveille attentivement les petits accidents stylistiques et les traits dialectaux. Il retire les premiers et garde les seconds en voyant à soigneusement les distinguer, sans jugement de valeur mais en mobilisant, en permanence, son lot de connaissances. C’est un travail de dentellière. Il a eu la gentillesse de nous l’exemplifier, un beau matin, à propos d’un roman écrit par un auteur congolais qu’il est en train de relire. Cela a déclenché le fort intéressant échange transatlantique suivant :
 

LE LINGUISTE DE SERVICE À ÉLP : Juste pour le beau de la chose, pour ceux et celles que cela intrigue, un petit aperçu de la lecture du linguiste. Au début de l’ouvrage de notre premier auteur originaire du Congo-Kinshasa, le frère du principal protagoniste lui dit (phrase orale rapportée entre guillemets) : « Remémores-toi ces instants, car c’est la première, et la dernière fois, qu’elle le fasse » en parlant d’un geste gentil de leur sœur. Le tour est archaïsant mais attesté dans la francophonie, le morphème de subjonctif correspond indubitablement à une prononciation effective, c’est dans du dialogue rapporté. L’erreur est quasi impossible. Toutes les caractéristiques du trait dialectal y sont. On garde. Mais, un peu plus bas on lit : En vérité, je n’accordais pas d’attention à ses dires. Plus tôt, à ce que je voyais. Faux sens pour cause exclusivement graphique, homonymie effective, fausse paronymie strictement orthographique (nom technique : homophonie), absence de prononciation distincte. Une petite particularité orthographique (ou faute) nuisible qui brouille la lecture. On corrige sur ceci, sans toucher au rythme syntaxique : En vérité, je n’accordais pas d’attention à ses dires. Plutôt, à ce que je voyais. Il faut les prendre un par un, graine a graine. Consulter des sources parfois, pas trop non plus. Se laisser dépayser sans se laisser endormir. Tout un thrill…

UNE COLLÈGUE DU BUREAU DE DIRECTION : Whaou. Bonne chance, Linguiste. À part ça, le S à la fin de remémores c’est aussi un tour archaïsant ?

LE LINGUISTE : Une hypercorrection par analogie. Je la fais souvent moi aussi. Suivez bien le mouvement. Première révolte de l’entendement. On a : Tu parles. Le S reste globalement senti comme un marqueur de pluriel loin au-delà de l’espace nominal, or ici on l’exige sur du singulier, et sur un verbe en plus, en isolation complète. La chose devient kafkaïenne à l’impératif. Senti fortement comme une deuxième personne aussi, il perd pourtant le S préalablement si durement inculqué. Parle-moi. Notre soumission orthographique égare le sens de ce qui serait simple et adéquat (bazarder ce S partout, notamment à l’indicatif où il est absurde). On se méfie de notre propre simplicité immanente. On sent confusément que « bien écrire » c’est souvent ajouter des lettres. Oubliant donc le second diktat (celui prohibant le S à l’impératif), par analogie sur l’indicatif de deuxième personne, on hypercorrige : Parles-moi. C’est ce que notre auteur a fait ici (et moi je l’ai pas vu car je rate habituellement les S – je suis mauvais lecteur d’épreuve, donc merci de la correction – on va bazarder ce S qui n’est pas un trait congolais, juste un trait de francophone tourmenté par ses instituteurs). Gardez une chose à l’esprit, chère collègue directrice : du point de vue du linguiste, l’abcès de fixation récurrent des fautes d’orthographe est la critique immanente par notre partie illettrée mais logique (la logique de l’analogie) allant à l’encontre de notre partie lettrée, conforme mais incohérente (le conformisme traditionaliste et non motivé de l’anomalie entrée dans les mœurs). Oui ?

LA COLLÈGUE DIRECTRICE : Euh, oui maître. Je suis pas sûre d’avoir tout compris mais je crois en gros que c’est une bataille idéologique entre cerveau gauche et droit, entre soumission aux règles même si elles sont crétines (verbe du premier groupe, donc pas de S à l’impératif) et… retour d’expérience, logique apprise à l’école primaire (quand TU es le sujet, on met un S, point barre). Pfff, c’est dur la linguistique !

LE LINGUISTE : Un diktat comme verbe du premier groupe donc pas de S à l’impératif n’est pas une règle linguistique en soi (les locuteurs ne « groupent » pas les verbes). C’est juste un aide-mémoire d’instituteur appuyant ex post une conformité orthographique installée bien avant dans les mœurs des scribes et sans motivation effective dans la langue même. Notez que l’immense majorité des « fautes » porte sur des lettres qui ne se prononcent plus, parfois depuis des siècles. C’est pour ça que les hispanophones font moins de « fautes » que nous. Ils ont la décence (la chance, en fait) d’avoir une écriture restée hautement efficace du seul point de vue valide pour le linguiste en matière graphique : un son – une lettre. Et pourtant qui traiterait Cervantès d’illettré et l’accuserait d’écrire au son ?

LA COLLÈGUE DIRECTRICE : Ben pas moi… Quel échange intéressant ! Il m’empêche de travailler, dites voir !

LE LINGUISTE : Les fautes d’orthographe ont en commun avec le terrorisme d’avoir leur logique et de parfaitement s’expliquer ET AUSSI de faire face aux préjugés sommaires passionnels de leurs adversaires, qui les traitent, sans autocritique et à tort, comme des aberration exemptes de la moindre validité logique ou historique. Bon, je vous laisse bosser…

LA COLLÈGUE DIRECTRICE : Donc, en fait, l’orthographe c’est un truc de fachos, quoi…

LE LINGUISTE : Le résultat de onzième heure d’une culture autoritaire, oui. Ducale, puis monarchiste, puis jacobine, puis colonialiste. C’est un trait culturel comme un autre, remarquez. L’erreur qu’il ne faut pas commettre c’est de prendre la conformité (ou l’absence de conformité) orthographique pour un indicateur intellectuel quand elle est uniquement un indicateur culturel. C’est quand cette confusion-là s’installe que la propension fascisante risque effectivement de se mettre en place et de faire dériver l’autoritarisme orthographique, que nous portons tous en nous, vers du ouvertement délirant. Maints instituteurs ont cédé à cette dérive, maints citoyens ordinaires aussi. Il est de notre devoir de francophones de conserver un regard autocritique sur cette affaire, surtout quand l’éditeur occidental est en train de relire l’auteur africain !

 

Paul Laurendeau | 18 septembre 2012 | [retour]