Routes enlacées, un recueil de nouvelles de Jean-Marie Dutey
Ce recueil de dix-huit nouvelles nous fait sentir
la dimension profondément vingtiémiste de l’automobile.
L’auto, la voiture, c’est un vieil instrument qui rappelle
les conforts anciens de l’enfance et la pulsion motrice des
premières amours ; c’est une courbe qui fait rêver ;
c’est un métier ou un turbin ; c’est un loisir
ou une escapade ; c’est les vacances.
Tout un siècle rendu intemporel défile sous nos yeux dans ces superbes récits. On vit des retrouvailles, des trajectoires, des cheminements, des rencontres, des rajustements de toutes natures. On fait face à des crises aussi, des chagrins, des terreurs, des colères, des morts subites. Il n’y a pas ici que la matérialité solide des automobiles, il y a aussi la fluidité complexe et labile des lacets de routes qu’elles parcourent, dans tous les sens du terme. L’objet physique, historique, finit toujours par être un concentré de rapports humains. L’implacable et doucereuse fin d’une époque se fait sentir aussi dans ce recueil, épopée bringuebalante des routards artisanaux, des militants anti-guerre, des travailleurs tertiarisés névrotiques. Tristesse aussi, langueur radicale, sentiment de manque, de carence ouateuse, de chagrin quasi-dépressif, de révolte atténuée, étouffée, encarcanée, emmitouflée… embouteillée.
Première diffusion : 10 avril 2012 ; Poids : moyen Collection : Nouvelles
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ISBN : 978-2-92391-644-6
Un extrait
Je sors du bureau en fin d’après-midi, mais une fois franchi le seuil, je marque un temps d’arrêt. Je ne me rappelle plus où est garée ma voiture. Il est dix-huit heures. C’est un jour de semaine. Je ferme derrière moi la porte du service où je travaille. Je descends l’escalier de la grande maison bourgeoise au premier étage de laquelle est installé le service qui m’emploie depuis plusieurs années. En descendant, j’ai une pensée réprobatrice en voyant les graffitis gravés par les gamins dans le plâtre de la montée d’escalier et la peinture lépreuse des murs. Je passe devant l’étude notariale installée au rez-de-chaussée, franchis la porte sur la rue et je réfléchis sur le trottoir en me demandant où j’ai bien pu garer ma voiture ce matin.
Pourtant, je viens travailler chaque jour ici depuis plusieurs années. Chaque jour depuis plusieurs année, je tourne dans les rues du quartier cherchant une place pour me garer. Chaque matin depuis plusieurs années, je tourne un bon quart d’heure dans les rues proches de mon lieu de travail pour trouver une place libre où ranger mon auto pour la journée. En sortant du bureau aujourd’hui en fin d’après-midi, je ne me rappelle plus du tout dans quelle rue j’ai bien pu garer ma voiture ce matin même. Planté sur le trottoir, j’évoque mentalement, à rebours et en accéléré, ma journée de travail, remontant directement à mon arrivée au bureau. Sur le trottoir, j’essaye mentalement d’évoquer les moments précédant mon arrivée au bureau, dans l’espoir de me revoir garer ma voiture. Immobile devant la porte de l’immeuble où je travaille, je constate que rien n’a fait signe pour moi ce matin là. Repensant à l’envers à mon arrivée au bureau, je ne retrouve aucun détail significatif, rien dont je pourrais être sûr, rien de particulier à ce matin là. Je bouge du trottoir, je ne veux pas qu’un collègue en sortant me demande ce que je fais planté là. Je ne veux pas devoir lui avouer que je ne sais plus où j’ai garé ma voiture. Il rirait, peut-être me trouverait-il un peu bizarre.
Je quitte le trottoir, j’hasarde quelques pas en remontant la rue devant la grande maison bourgeoise au premier étage de laquelle est installé le service où je travaille tous les jours depuis des années. Je réfléchis en marchant, cependant, mes pensées sont un peu perturbées par un sentiment de gêne qui va croissant. Je me demande quoi dire si je devais expliquer à un collègue ce que je fais là, à pied. Je marche dans une rue près du bureau en essayant de reprendre le fil des souvenirs de la matinée, mais en essayant cette fois de dévider ces souvenirs à partir de mon départ de chez moi.