Fred Nietzsche, tueur à dégage, un roman de Paul Laurendeau
« Tout commence avec un être humain, altier et tonique, qui arpente d’un pas vif les ruelles humides et matinales d’une grande ville. L’identité de ce
personnage ne fait aucun doute dans la vision que s’en donnent toutes les instances concernées. Il s’agit de Nietzsche, Fred Nietzsche. Ce marcheur fluide, qui semble parfaitement
savoir où il va, c’est les moustaches et c’est l’élégance. La grande classe. Ainsi parlait le mec en costard d’un autre âge. »
Car voilà : Fred Nietzsche a un contrat. Il doit dessouder le roi d’une tour géante. Pour ce faire, il a sa manière : en bon philosophe, il rentre dans la tête des gens et opère. Chute libre assurée.
En chemin, on rencontre un sacré bestaire : Jacques Cœur, Mikhaïl Bakounine, et même Garibaldi. On rencontre aussi des femmes : Sarah Bernhardt, instrument du destin, mais aussi Amelia Earhart, avec laquelle Fred a un ticket. On rencontre encore des tueuses et deux belles crapules.
Pas de surhommes ici, à part l’auteur peut-être : astucieux, retors, jamais plat, jamais lourd non plus, mais jamais vide, toujours à vous faire poser l’ouvrage pour regarder l’horizon intensément et réfléchir avant de reprendre la lecture après un ricanement satisfait. Car les personnages de ce carousel ne nous déçoivent jamais. La fin, évidemment, est pire que tout.
Première diffusion le 17 février 2018.
3,49 € - 4,59 $ca sur 7switch | Poids moyen | Collection Romans
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ISBN : 978-2-924550-38-0
Extrait poilu : Capotage accompli
Fred Nietzsche est maintenant dans le noir absolu. Il est de retour dans le coffre-fort de la cave du magasin de George Westinghouse. Il reprend ses sens, s’agenouille sur le sol et enfile sa veste, qui lui avait servi d’oreiller. Il cherche ensuite à tâtons la barre de fer que l’inventeur aux moustaches blanches tombantes lui avait remise. Il la trouve, se lève et rétablit son équilibre, toujours dans le noir absolu. Il frappe la porte du coffre-fort une bonne trentaine de fois, de plus en plus fort, et rien ne se passe. Il finit par jeter la barre de fer au sol et, retenant son souffle, il passe à travers la lourde porte métallique comme il couperait d’un pas élégant une petite brume matinale. Le voici dans la cave du magasin OK Caboose. Il monte promptement sur le plancher principal du magasin. Son attention est alors attirée par la sonnerie insistante d’un gros téléphone situé dans l’arrière-boutique. Il se dirige dans cette direction. Quand il traverse le rideau violet vif, il tombe pile sur George Westinghouse, debout, bien droit, entre les deux trônes de jade. Le boutiquier vient de décrocher le téléphone et il est assez évident qu’on est en train de lui annoncer le mystérieux et incompréhensible capotage de la mire. Sa voix hypocritement affligée contraste ouvertement avec le sourire goguenard et éclatant qu’il arbore, au cours de cette brève conversation.
Lorsque George Westinghouse raccroche le téléphone, une insidieuse tension s’installe entre les deux hommes. Aucun des deux ne parle mais il est assez net que ça gamberge sec dans le fondement des boîtes crâniennes. Westinghouse se demande comment ce philologue parcheminé a bien pu s’extirper d’un épais coffre-fort solidement verrouillé par ses bons soins. Nietzsche se demande pour sa part pourquoi ce gros rebouteur de fils électriques n’est pas venu lui ouvrir la porte comme convenu, malgré les trente coups de barre de fer solidement appliqués, en méthode. J’avais peut-être mal fermé la porte du coffre-fort se dit Westinghouse. Il a peut-être été distrait par le coup de fil lui annonçant la nouvelle tant attendue se dit Nietzsche. Mais ce genre de mansuétude par autosuggestion ne porte pas, dans le dispositif intérieur d’aucun de ces deux hommes. Ces deux humains connaissent trop bien les humains pour vraiment tomber dans les chausse-trappes explicatives humaines que les humains se tendent à eux-mêmes. Les deux hommes restent face à face et silencieux, moustache à moustache. George Westinghouse se tient les bras le long du corps. Fred Nietzsche a les mains sur les hanches. On se toise, dans un mutisme pesant.
Un échantillon rouge vif : Rencontre sur le pré
Il faut se méfier des apparences et, disons-le, la spontanéité des actions est bien souvent la plus illusoire de toutes les apparences. Pour s’en aviser, nous allons devoir nous reporter un mois jour pour jour avant la rencontre entre Fred Nietzsche et George Westinghouse, le capotage de Thomas Edison et de Sarah Bernhardt, les blessures par balles de Giuseppe Garibaldi, l’envoi de fonds colossaux à Jacques Cœur, ainsi que tout ce qui s’ensuivit.
C’est une journée d’été magnifique. La matinée est radieuse et il n’y a pas un nuage dans le ciel. Le tout de l’existence naturelle se déploie comme un jeu vif de couleurs primaires. Le bleu du ciel, le vert de grandes étendues d’herbe, le jaune vif du soleil. Il ne manque plus que la tache rouge qui fera exploser nos émotions comme un volcan de fond. Nous retrouvons Fred Nietzsche dans un petit aérodrome de campagne. Les mains dans les poches, les yeux plissés, les cheveux et la moustache au vent, il contemple sur l’horizon l’atterrissage impeccable d’un petit biplan monomoteur. Ce dernier est justement rouge vif. Il se pose tout en douceur. Et une fois ce magnifique petit appareil immobilisé sur la courte piste, une svelte figure en sort et se dirige promptement et d’un pas assuré vers les installations de l’aérodrome, en détachant son casque et en retirant ses lunettes. Quand l’aviatrice arrive à la hauteur de Fred Nietzsche, ce dernier lui tend poliment la main. La dame serre cette main en regardant l’homme d’un air un tout petit peu interloqué. Il est clair qu’elle ne le connaît pas personnellement. Par contre, l’identité de cette femme ne fait aucun doute dans la vision que s’en donnent toutes les instances concernées. Il s’agit d’Amelia Earhart. Le dialogue s’engage entre l’homme et la femme. Les noms des protagonistes sont derechef en didascalie, oui, oui, bien évidemment, puisqu’ils sont éminents.
Amelia Earhart. — Bonjour…
Nietzsche. — Bonjour. Je m’excuse de cette incongruité. Mademoiselle Anita Snook est malade. Elle m’a prié de venir vous prendre à sa place. Elle m’a dit de simplement prononcer les mots Kinner Airster et que vous comprendriez.
Amelia Earhart. — Je comprends parfaitement, en effet. Nous ne nous sommes pas vues encore. Elle est malade ? Elle n’a rien de grave, j’espère ?
Nietzsche. — Une vilaine bronchite. Elle a quand même dû s’aliter.
Amelia Earhart. — J’en suis désolée. Ah là là, depuis qu’elle a troqué la chique pour la clope, je la trouve plus faible des bronches, mon Anita. Quoi qu’on en dise, il doit y avoir une corrélation…
Nietzsche. — Peut-être bien. Ceci dit, ne vous en faites pas trop pour mademoiselle Snook. Elle nous enterrera tous.
Amelia Earhart. — Je n’en doute pas une seconde. À qui ai-je l’honneur ?
Nietzsche. — Nietzsche, Fred Nietzsche.
Amelia Earhart. — Enchantée. Amelia Earhart.
Nietzsche. — Je sais.
Amelia Earhart. — Nietzsche… Nietzsche… Vous êtes le philosophe ?
Nietzsche. — En personne.
Amelia Earhart. — L’auteur de La naissance de la tragédie ?
Nietzsche. — Lui-même.
Amelia Earhart. — C’est amusant, ça. Je ne savais pas qu’Anita vous connaissait personnellement. C’est très flatteur de marcher en votre compagnie.
Nietzsche. — Un taxi nous attend devant l’aérodrome.