Condamné à mots, un roman de Sinclair Dumontais
Écrire, peindre, sculpter ne sont pas des
talents : ce sont des maladies. Il faut suivre un traitement
intensif et épuisant pour espérer se défaire
de ces virus qui se nourrissent de votre âme. Dans l’isolement,
car ce sont des maladies honteuses. Dans l’appartement qui leur
sert aussi d’atelier, Didier, Novembre et Clovis tentent péniblement
d’en guérir sous la supervision d’un médecin
dont les intérêts ne sont pas clairs…
Dans ce roman, Sinclair nous livre une réflexion d’originalité tranquille sur les mystérieux ondoiements de la petite paroi intérieure qui sépare le gars et la fille ordinaires de l’artiste fou et immense qui sommeille en chacun de nous, du simple fait de sculpter, de peindre, d'écrire, ou même… de lire. Un roman unique, captivant, enlevant, éblouissant, incontournable.
Né à Montréal en 1958, Sinclair Dumontais travaille dans le secteur du marketing et des communications. En marge de son cheminement professionnel, il a signé trois romans et cosigné cinq ouvrages inspirés du site Internet voué à la littérature et à l’histoire qu’il a cofondé en 1999 et dirigé pendant dix ans : Dialogus. En 2009, la Fondation lavalloise des lettres lui remettait son Prix de la prose pour la nouvelle intitulée “La filature”, nouvelle qui figure parmi les Onze nouvelles… (ÉLP éditeur, 2011).
Première diffusion : 5 septembre 2013 ; Poids : lourd Collection : Romans
Prix : 4,99 € - 6,49 $ca
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ISBN : 978-2-92391-656-9
Un extrait
L’imprudence qui a tout déclenché, c’est un vendredi soir de juin que je l’ai commise. Je m’en souviens très bien, car une série d’événements suivis de hasards avaient fait que cette soirée, d’abord prévue pour être remplie, s’était soudainement retrouvée complètement vide et de là plutôt désagréable.
La semaine avait d’ailleurs commencé de bien curieuse façon. Presque tous mes amis m’avaient appelé les uns après les autres pour me dire qu’ils voulaient me voir, précisément ce vendredi dont il est question. Damien venait de perdre son emploi après avoir fait une gaffe monumentale. Simon venait de perdre sa femme, partie avec un homme dont il ne connaissait pas même l’existence. Élise venait de perdre son père, emporté par le cancer qui le dévorait depuis des mois. Jérôme voulait me consulter pour l’achat d’un vélo, Éric insistait pour que je l’accompagne à un concert de jazz où il pourrait me présenter celui qui deviendrait son bassiste, et Geneviève souhaitait que je l’aide à rédiger une lettre pour répondre à une offre d’emploi qu’elle venait de voir dans le journal. Ils voulaient tous me voir ce même vendredi soir, le hasard l’avait voulu ainsi, de sorte que j’avais passé une partie de la semaine à les appeler et les rappeler, tour à tour, pour tenter de concilier ces demandes que je considérais toutes légitimes, mais que je ne pourrais pas satisfaire toutes ensemble, dans la même soirée.
J’avais réussi à tout orchestrer en donnant priorité aux événements les plus sensibles, les plus émotifs. Certaines rencontres avaient été avancées au jeudi, d’autres reportées au samedi, de sorte que le vendredi pourrait être consacré à Simon, qui avait perdu sa femme, et à Élise, qui avait perdu son père. Les deux cas les plus douloureux, d’une certaine manière. Je verrais Simon en fin d’après-midi, chez lui, tout juste après le boulot, et je rejoindrais Élise dans un café vers les vingt-deux heures. Entre les deux, je ferais un tout petit saut chez Damien. Perdre son emploi n’était pas un fait divers, mais c’était moins dramatique que de perdre sa femme dans les bras d’un autre ou de perdre son père à tout jamais.
Tout ce que j’avais réussi à planifier était tombé : dans la journée de vendredi, Simon, Damien et Élise avaient tous reporté pour des raisons diverses. Simon avait convaincu son beau-père de le recevoir. Comme le père était toujours resté très proche de sa fille, peut-être connaissait-il l’homme qui lui avait volé sa femme. Damien avait trouvé une façon détournée de boire une bière avec un collègue de travail influent. Comme sa gaffe était toute récente, il conservait l’espoir de renverser la décision qui venait de le mettre subitement au chômage. Quant à Élise, elle devait cueillir sa sœur à l’aéroport et la conduire chez sa mère. Elle ne pourrait pas me voir avant dimanche, peut-être même lundi.
J’avais tenté de ramener au vendredi le resto-jazz que j’avais repoussé au samedi, question de ne pas me retrouver seul, mais je n’avais pas réussi à rejoindre Éric. Ni par téléphone, ni par courriel. Geneviève avait rassemblé des amis à elle, des personnes que je ne connaissais pas et que je n’avais pas particulièrement envie de connaître, et l’un d’eux était un enseignant. Il pourrait l’aider pour sa lettre. Quant à Jérôme, j’étais déjà passé le voir la veille, pour son vélo, ce qui lui avait permis de s’enfuir le vendredi matin à la campagne pour passer le week-end avec ses parents.
Ce dont je me souviens le plus de cette soirée, c’est de m’être senti terriblement inutile. Après avoir tout tenté pour concilier les horaires et pour voir tous ceux qui souhaitaient me voir, parce qu’ils avaient besoin de me voir, je me retrouvais seul et je n’aidais personne.
Jamais je ne passe un vendredi soir seul avec moi-même. Dans mon agenda, les cinquante-deux vendredis de l’année sont tous occupés, sans aucune exception. J’aime les gens, j’aime leur compagnie, j’aime le mouvement, et les vendredis soirs sont des moments sacrés que jamais je ne passe seul. Pour rien au monde. Il est probablement écrit, quelque part dans mes gènes, que les vendredis soirs sont des moments non pas personnels, mais sociaux. C’est ainsi. Ce vendredi-là, pour la première fois depuis le plus loin que je me souvienne, je me suis retrouvé seul.
Même si cette solitude et ce sentiment d’inutilité pesaient lourd sur ce vendredi soir, même si l’essentiel de mon attention se portait précisément sur cette solitude et sur la façon dont je la surmonterais, je me souviens tout de même de ce geste, ce tout petit geste qui sur le coup n’avait rien de menaçant, mais que plus tard je ne pourrais m’empêcher de relier aux premiers symptômes de ma maladie.
Pour occuper le vide dans lequel je me retrouvais, j’avais décidé d’ouvrir les quelques boîtes restées fermées depuis mon dernier déménagement. Elles ne pouvaient rien contenir de bien important, puisque ce déménagement datait de plus de huit ans. Déjà à cette époque, je les avais remisées tout au fond d’un placard en me demandant pourquoi je les mettais là plutôt qu’à la poubelle. Je savais donc à l’avance que je n’y trouverais que des vêtements que je n’avais plus envie de porter, des objets que je ne gardais que par gêne de les jeter, voire quelques bibelots qui n’avaient plus l’originalité ou l’attrait que je leur avais trouvé il y a dix ou vingt ans. Par contre, j’avais bon espoir d’y trouver quelques vieilles photos et c’est pour cette raison que j’avais décidé d’ouvrir ces boîtes. Ce ne fut pas le cas. Peut-être les avais-je données à Suzie, ma nièce, qui avait développé une véritable passion pour les photos de famille. Je lui avais peut-être déjà donné toutes celles que j’avais. Je ne me souviens plus.
C’est en fouillant dans ces boîtes que j’ai libéré le virus et que j’ai été infecté. Sur le coup, évidemment, je ne m’en suis pas rendu compte. C’est après que j’ai fait le lien. Dans l’une des boîtes, il y avait un cahier qui contenait quelques textes que j’avais écrits quand j’avais quinze ou seize ans. Un cahier à couverture noire, légèrement texturée, faite d’un carton de mauvaise qualité, car je n’avais pas pu le payer très cher. Il avait pris l’humidité, avec le temps, et sa couverture était en partie recouverte de moisissure. Des taches vertes, sur le noir, formaient une tapisserie bigarrée.