Le passage de Reichenberg, un roman d'Allan E. Berger

Dans une grande ville d’Europe centrale, un piéton se perd dans un quartier qui n’est pas marqué sur les cartes. Il y rencontre des gens qui ne devraient pas exister, et qui le prennent, lui, pour un fantôme. Les époques s’accrochent. Qui, bon sang, s’est amusé à créer ces entrelacs, et dans quel but ?

Le récit superpose deux visions de la réalité, et l’on ne sait bientôt plus à laquelle il faudrait se tenir – comme on se tient à une bouée. Les deux sont inquiétantes, et le pauvre voyageur pris dans la tourmente devra lui-même changer deux fois de suite le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure, et aussi sur ce qu’il est.

Cette leçon où le caractère se trempe obligera à dire à haute et intelligible voix l’essentiel de soi, pour ne pas sombrer dans la dépression, et gagner la joie, la grande joie simple et naturelle qui est tellement plus forte que tous les plus affreux cauchemars du passé.


Première diffusion : le 27 janvier 2013 ; Poids : plume  Collection : Romans
Prix sur 7switch : 0,99 € - 1,39 $ca 
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ISBN : 978-2-923916-66-8


Un extrait

Trois hommes, qui se tenaient à proximité, s’avancèrent doucement. Je décidai de m’excuser, en invoquant l’ignorance des règles.

« Je crois bien que j’ai fait une bêtise, dis-je, en rabaissant mon portable.

— Si vous le dites. Peut-on vous aider ?

— Je me suis perdu.

— Oui, ça m’en a tout l’air. Où cherchiez-vous à vous rendre ?

— N’importe où, en fait… N’importe où…

— Dans ce cas, vous êtes sans aucun doute sur le bon chemin.

— Non, ce que je voulais dire, c’est comment rejoindre le métro Josefov, par exemple, ou Danube… Qu’importe la station, après je me débrouille…

— Le métro ?

— Le métro.

— Mais il n’y a pas de métro dans cette ville…

— Il n’y a p…

— Non. »

À ce moment, un autre homme intervint, petit, vieux, courbé, et très soupçonneux à mon égard. Il me vrilla de ses yeux argentés, et prit à partie celui qui m’avait parlé. « Reb Shachna, demandez-lui plutôt comment il est venu jusqu’ici. Il n’a pas pu monter par les escaliers puisque les grilles viennent tout juste d’être ouvertes ; d’autre part, il ne peut pas être entré depuis le fond, c’est évident. Alors ?

— Tais-toi, ne complique pas tout, lui dit un autre. Monsieur, si vous voulez, par exemple, rejoindre la Place Stanislas, c’est facile : en bas des escaliers, vous prenez à gauche, et c’est absolument tout droit. Aucun moyen de se tromper. De là, vous saurez vous repérer sans difficulté.

— Super. Je commençais à m’inquiéter.

— Et c’est plein de calèches ou d’autobus qui vont partout.

— Je vous remercie, répondis-je, (bien que pas convaincu par cette mauvaise blague à propos du métro). Cependant, monsieur, dis-je en me tournant vers le petit vieux, je suis arrivé ici d’une manière tout à fait normale, en empruntant tout simplement le passage de Reichenberg. »

Qu’avais-je dit là ? Toute le monde poussa des cris, des oh, des ah ! On me regarda comme si j’étais le Golem, qui apparaît quand on ne l’attend pas, et qui disparaît sans qu’on sache comment. Les gens se reculèrent. Si j’avais été chez les chrétiens, on se serait signé, ça ne faisait pas un pli.

Alors, la barbe frémissante, le petit homme soupçonneux s’avança vers moi, le regard d’acier : « Le passage de Reichenberg n’existe pas, monsieur le comique ! Pas plus qu’il n’y a de métro. Le passage de Reichenberg ne peut pas exister, il n’a jamais existé, et il n’existera jamais ! Entends-tu ? Le passage de Reichenberg est une impossibilité ! Si tu es passé par là, alors tu n’existes pas !

— Quoi ?

— Ou peut être que tu le rêves, voyageur !

— Mordecai, laissez-le tranquille !

— Je ne te vois pas ! Tu n’existes pas ! Tu n’es pas ici ! Recule, démon !

— Mordecai ! Qu’est-ce qui vous prend ?

— Tu ne nous vois pas ! Où es-tu ? Saurais-tu nous dire où tu es ?

— Non, bien sûr, je…

— Va-t’en ! Recule !

— Mordecai, ça suffit !

— Je ne te vois pas, je ne t’entends pas ! Réveille-toi, voyageur !

— Mordecai, merde !

— Laisse-moi tranquille, gamin ! Je sais ce que je fais ! J’étais l’assistant de Rabbi Yoel quand c’est arrivé la dernière fois, alors laisse-moi faire ce qui doit être fait ! Regardez, regardez tous ! Je vais le renvoyer ! Vous allez le voir s’immobiliser, et devenir comme aveugle, et puis il disparaîtra comme de la fumée, car tu n’es que de la fumée !

— Reb Mordecai ! Jamais l’on ne s’est comporté ainsi avec un étranger !

— Réveille-toi ! Réveille-toi ! Disparais dans les ténèbres des âges, retire-toi d’ici, retire-toi, mauvais… MAINTENANT ! »… Ce fut comme si un cheval m’avait rué dessus. Je partis en arrière.

Et j’ouvris les yeux dans une désolation qu’il n’est pas permis d’énoncer. Je n’en dirai que ceci : c’était sombre, c’était lépreux, brûlé, plein de gravats et de ferrailles noircies. Un sentiment de détresse absolue m’étreignit ; je poussai un long cri de solitude, de bête agonisante.

Un souvenir me happa. Ce cri qui s’échappait de ma gorge, c’était le même qu’avaient poussé les cosmonautes de la mission Vesta quand leur module s’était déchiré et qu’ils furent éjectés, trouvant à peine le temps de sceller leurs scaphandres. éjectés dans le vide, chacun à soi tout seul s’éloignant des autres, de la Terre, du Soleil, de tout ! J’étais radio à Baikonur, à l’époque ; je travaillais sur cette mission.

Après neuf heures de voyage dans le vide immense, les minuscules petits cris étaient sortis de mes haut-parleurs. Ils me hantent toujours. C’était comme d’entendre des enfants appeler dans le noir d’un navire en train de sombrer. Il n’y avait pas d’issue, pas d’abri… J’ai abandonné le métier. Maintenant je vends du vin, j’en bois, et je m’envoie en l’air avec les clientes quand elles me le demandent. Où est la sortie ?

« Regardez, il ne nous voit plus ! Ha ha ! Il est ailleurs ! J’avais raison, il n’est pas humain ! Démon voyageur, fantôme !

— Mordecai, vous êtes crevant. Mais qu’est-ce que vous racontez ?

— Tais-toi. Maintenant, son corps va disparaître. Eh, le voyageur, vous m’entendez ? Allez vers la lumière ! Trouvez la lumière, marchez vers elle ! »

Oui c’est exact, il y avait une lumière. Grande, blanche, carrée, haute. Tout plutôt que de rester dans ce cadavre d’univers ; j’y devenais fou. J’étais plus que terrifié, je me sentais disloqué, l’âme comme fragmentée au kaléidoscope ; je devais retrouver la sortie.

Je me suis dirigé vers la lumière. J’ai marché, le monde était flou, et, tout en évoluant dans l’ombre sur un tapis de débris qui craquaient, j’entendais les hommes de la synagogue se bousculer autour de moi, se parlant les uns par-dessus les autres, rabrouant Mordecai qui, lui, jubilait de me voir avancer comme un somnambule vers les escaliers.

Les escaliers ? J’ouvris les yeux. J’étais devant une grande fenêtre, aux carreaux brisés. Tout en bas, s’étirait une rue morne, bordée de maisons minables. Et dans la rue, un homme qui marchait leva les yeux vers moi.

[Dans la rue je marche. Il n’y a personne sauf un clochard, ou un fou, qui, du haut d’une bâtisse élevée, m’adresse un long cri hululant et se recule dans l’ombre. J’ai eu le temps de voir sa bouche ouverte, et ses mains qu’il a portées à ses tempes. Son cri me frappe comme s’il m’avait lancé un harpon.]

Et maintenant, je sais que je me suis vu me voir, depuis en bas, depuis là-haut, et je veux sortir de cette trappe au milieu des miroirs. Je me recule, je trébuche dans l’ombre, et je tombe dans un escalier comme dans le passé !

Quelqu’un me retint par la manche. Je poussai un cri, j’ouvris les yeux, et je vis enfin de nouveau les arbres, le parvis, la synagogue, la foule qui m’entourait, et ce bon Reb Shachna qui m’entraîna d’autorité vers un banc, en repoussant Mordecai qui bavait de rage. « Venez, nous allons nous mettre au calme. Faites place à cet homme !

— Le passage de Reichenberg n’existe pas ! » hurla Mordecai qui fit demi-tour et s’en alla en gesticulant. Il rentra dans la synagogue. Les portes battirent, blam-bloum, blam-bloum, comme les pédipalpes d’une araignée en train de porter de la nourriture à sa bouche. Sur ce, je m’évanouis.


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