Histoires de ténèbres et de lumière, six récits d'Allan E. Berger

Fermez les yeux. Sombrez. Le monde extérieur s’efface. Votre conscience se brouille. Combien êtes-vous, finalement, à résider dans votre château intime ? Qui vient de se lever tandis que vous êtes allongés ? Qui dirige maintenant ? Qui a pris le trousseau de clés ? D’autres hantent les couloirs de votre demeure. Vous dormez, locataire.

Sous terre, dans un monde parallèle à celui du sommeil, la nuit perpétuelle déroule ses magies. Des comportements étranges s’y développent. La conscience se double d’inconscience, la voix de Dionysos se superpose à celle d’Apollon. Dans les couloirs secrets sous les villes ou dans l’obscurité des grottes, toutes sortes de rencontres qui, d’ordinaire, ne quitteraient pas les domaines du conte et du rêve, deviennent absolument, irrémédiablement jouées. Là-dessous, votre lampe, en repoussant l’ombre, n’y dévoile que de la pénombre, après tout, alors vos pensées s’en teintent.

Je vous propose un petit voyage à l’intérieur de la terre. Vous y découvrirez des rites et des architectures étranges. Y règnent des mots qu’on ne saurait cerner que sur le divan du psychanalyste. Voici vos antipodes, qui pourtant vous fondent et vous structurent. Au grand jour, vous vous en nourrissez.


Première diffusion : le 3 novembre 2015 ; Poids : moyen  Collection : Nouvelles
Prix sur 7switch : 3,49 € - 4,99 $ca 
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ISBN : 978-2-924550-06-9


Les plaisirs de la fiction / par Par Paul Laurendeau

Bon alors posons la question tout benoîtement, sans artifice : pourquoi lit-on de la fiction ? Oh, les âmes Belles Lettres nous diront que c’est pour se prévaloir de la suave possibilité de se faire rouler du beau texte sous les yeux et dans l’intellect. Et c’est vrai, c’est valide. Du beau texte vous roulant dans l’intellect, c’est comme de la belle musique dans les pavillons d’oreilles ou du bon miel de culture dans le gosier. Et Allan Erwan Berger, dont la plume est aussi acérée qu’enlevante, nous fera rouler du beau texte sous les yeux et dans l’intellect. Ça, c’est une garantie. Esthètes sémillants, fourbissez vos émotions en boutons polychromes car elles ne pourront ici que fleurir, sous une ondée fraîche quoique quelque peu inattendue : celle de l’étrange.

Car, moi, en lisant un recueil de nouvelles comme les Histoires de ténèbres et de lumière, je m’ouvre subitement aux souvenirs enfants et adolescents fondant cette fameuse interrogation : pourquoi une partie de moi lit et lira toujours de la fiction ? Et c’est pour pouvoir appréhender intellectuellement, mentalement, presque sensoriellement, des aventures que je ne voudrais pas vivre moi-même, en vrai. Allan Erwan Berger, comme le Edgar Allan Poe d’Arthur Gordon Pym et le Jean Ray des Contes du whisky, nous emporte, comme une tempête emporte un fétu, dans un monde souterrain, troglodyte et maritime, qu’on raffole de découvrir et d’aimer… sans nécessairement avoir envie de réellement se le farcir en vrai.

Que je m’explique soigneusement. On parle ici d’hommes et de femmes qu’il faut qualifier, dans un style fatalement pata-nietzschéen et faute d’un meilleur terme, de…

spéléologues-archéologues-géologues-biologistes vernaculaires

On me pardonnera cette longue chaînette de traits d’union quand on prendra une mesure plus tangible des mecs et des nanas hautement inclassables que le recueil de Berger nous fait ici découvrir dans leurs obsessions et côtoyer dans leurs quêtes. Ils apparaissent d’abord comme des sortes de trippeux cavernicoles. Ils vont, assez erratiquement en apparence, sous terre avec des lampes, des sacs et des combinaisons, dans des grands trous de gravats, de bouette et d’eau aux parois friables et aux plafonds plus que douteux. Grognards de Bonaparte d’un nouveau genre (toutes ces histoires se déroulent en Europe : Bassin parisien, France profonde, Crète), ils râlent et se lamentent sans cesse quand leur couloirs sont trop immergés ou que quelque chose finit par fatalement dégringoler du plafond. Ils râlent sans cesse mais ils rempilent toujours.

C’est quand ils se mettent à barboter dans les os flacotants d’un immense ossuaire intempestif d’autrefois qu’on commence à doucement prendre la mesure de la subtilité de ces esprits paradoxaux. Leur gravité droite, et exempte de toute ironie macabre, face aux traces, attendues ou inattendues, de nos disparus en pagaille, nous rejoint. Ils cherchent quelque chose, finalement. Quelque chose qui est d’abord et avant tout de l’ordre de l’humain : outils brisés, graffitis, aphorismes, sculptures de souche ou de toc… C’est alors qu’on passe tout doucement du spéléologue dur à l’archéologue fin et délicat. D’ailleurs les sites que ces hommes et ces femmes investissent sont souvent moins des gouffres naturels que des fosses humaines : carrières désaffectées, champignonnières abandonnées, cryptes de chapelles médiévales hyper-mythologisées, monuments scientistes se déclenchant à date fixe et frimant les édiles. À n’en pas douter, rien de ce qui est humain ne leur est étranger, et toute cette sorte de chose…

Puis, croyant avoir cerné nos explorateurs et exploratrices – humains, trop humains –, voici qu’on renoue imperceptiblement avec l’appel des grandes phases. C’est une motte médiévale, certes, mais elle repose sur le lit profond, bigarré et biscornu d’un tas de choses mystérieuses en empilade cyclopéenne qui confirment qu’il y a peu, eu égard non plus à l’horloge historique mais bien à l’horloge planétaire, notre petit coin de France méconnu existait dans les brumes forestières d’un climat analogue à celui de la Gambie. Le géologue prend alors place et, en s’insinuant sinueusement dans son trou inondé, il voit, en bon théoriseur, le mouvement des grandes phases, des amples plaques, des vastes choses, devenues, de longue date, non-empiriques (donc fatalement philosophiques, un petit peu quand même) parce que trop vieilles, trop astronomiques, ou trop spéculées. Et nos ami(e)s de l’immense globe se configurant mentalement dans nos petits crânes se mettent à mobiliser leurs ultimes complices, pour tracer dans le sable impalpable et immémorial les stries et les rainures de leurs hypothèses hardies mais sereines. Ce sont maintenant les coquillages, crustacés, colimaçons et animalcules de tous tonneaux de way back when… qui viennent dire de nouveaux secrets, des millions d’années après avoir vécu leur propre petite quête dans le grand tout. Et les biologistes débarquent enfin. Et ma chaînette de traits d’union, explicitement liée, finit de s’étirer et se dépose, se love, sur une plage du grand autrefois de toujours. Et la mer tonne et bruisse au loin, comme si de rien.

Les speléologues-archéologues-géologues-biologistes vernaculaires qu’on rencontre et côtoie dans Histoires de ténèbres et de lumière ne sont pas des professionnels. Cela ne les empêche pas de solidement dominer leur savoir (Allan Erwan Berger domine aussi solidement le sien et nous le fait joyeusement partager, à la fois avec simplicité et force, sans jamais l’asséner). Ce sont un peu des fous et des folles, en fait, pour tout avouer. Guides touristiques marrons et partiellement élucubrants, faux descendants d’experts s’emmêlant les crayons quand on les coince sur des questionculæ, petits cartésianistes carrés faisant dans leur froc inexpérimenté aussitôt que l’épouvante s’en mêle, semi-dilettantes d’âge mûr devant se gagner la confiance de local lads sourcilleux et embrasser le lot bringuebalant de coutumes locales opaques pour pouvoir avancer dans leurs quêtes de l’insondable géant. Mais ces fous et ces folles de l’underground inattendu de notre histoire et de notre géologie collectives ont un cœur d’or. Aussi leur amour des animaux de biologistes et de citoyens nous ramène, en bouclant la boucle du bigorneau pensif, vers leur radicale et transcendante humanité. Droits, vrais et simples qu’ils sont, qu’ils trouvent seulement un vieux chien fatalement anthropomorphe en train de crever au fond du gouffre de ténèbres qu’ils croyaient investir selon un plan défini… et vous verrez ledit plan voler en éclats de par les efforts de forçats dégingandés qu’ils livreront pour ramener Cerbère, fragile, précieux, sublime, vers le monde ordinaire des villes, de l’eau du robinet, de l’amour et de la lumière.

Moi, je ne suivrai jamais – empiriquement, concrètement, factuellement – les hommes et les femmes uniques que m’a fait rencontrer le recueil Histoires de ténèbres et de lumière (six récits, sept en fait avec le texte d’introduction). Mais je suis bien heureux d’avoir pu les découvrir et les aimer en profondeur (dans tous les sens du terme), depuis ma tranquille officine de liseur de fiction voyageant tumultueusement… dans sa tête.


Extrait 1 : Le quartier des Emblèmes

Les emblèmes sont des figures sculptées ou dessinées, à valeur symbolique. Dans notre ville, elles ne sont pas du tout liées à des guildes ou à des confréries, mais à des disciplines scientifiques ; on leur met alors une majuscule, tout comme au nom de l’événement qui s’organise aux jours d’équinoxe, et qu’on nomme tout simplement l’Équinoxe.

Le quartier se déploie autour du square Galilée et du monument qui lui fait face, la spectaculaire Géosphère qui sort ici de terre en montrant aux citadins le sommet de son crâne. Cette boule, qui fait dix-huit toises de diamètre, soulève deux rues et huit platanes, et porte même près de son pôle une petite guérite, la “Guinguette à Jojo”, dans laquelle Bartholdi avait, dit-on, installé son bureau de chantier le temps de l’aménagement du quartier. Au sommet de la Guinguette, un miroir tend sa parabole vers le soleil, et renvoie un faisceau de lumière vers le square.

Le premier Emblème est collé à la façade de l’hôtel de la rue des Oublies, qui longe la Géosphère depuis son flanc ouest ; en pierre noire et rousse, sillonné de cuivre verdi, il représente les Mathématiques sous la forme d’un vieillard à la noble barbe, équipé d’une équerre et d’un boulier.

Le second Emblème est à cheval sur le clocher de la chapelle Saint-Laurent, au nord de la Géosphère. Il représente la Physique : une femme équipée de lunettes de diamantaire et d’un bonnet carré mesure l’air avec un mètre-ruban ; à sa ceinture pend un sablier. La Physique est en porphyre serti de carreaux d’ivoire et de vermeil.

À l’est de la Géosphère trône l’Astronomie, une autre femme, assise sur les toits des Magasins généraux devant un puissant système binoculaire de chasse, qui est pointé droit vers le Soleil. Des mécanismes assurent la persistance de la visée sur la cible dans un champ de 144° d’angle. L’Astronomie est en jade zébré d’obsidienne, et porte sur le côté du binoculaire un miroir qui, récoltant la lumière bue par l’instrument d’optique, la renvoie vers le square.

Il y a donc deux miroirs : un sur la Guinguette, l’autre sur l’Astronomie. Tous deux visent, à mesure que monte le Soleil vers son zénith, la statue de monsieur Galilée : d’abord ils éclairent le gravier de l’allée, puis un banc de pierre, puis le gazon devant la statue, puis le socle et son inscription. Lorsque nous arrivâmes au rendez-vous, le faisceau des miroirs attaquait les pieds du petit homme.


Extrait 2 : La fontaine de Pan

Quatre policiers en casque, en bottes et en bleu de travail, observaient la lumière qui léchait la statue. Dans notre dos, les platanes de la Géosphère bruissaient d’une pétillante volée de moineaux. Il faisait bon, il était bientôt midi, j’étais crevé et j’avais soif. Mais le plus beau allait maintenant se produire.

« Tout le monde a ses lampes chargées ? » demanda mon camarade. Sortant des batteries de leurs sacs, les policiers les fixèrent à leurs ceinturons, et accrochèrent les frontales aux casques. Ils firent des essais. Notre petit coin se mit à clignoter comme à Noël. Le chef fut satisfait. Il se fendit d’un petit discours :

« Messieurs, dans quelques minutes, nos deux amis ici présents vont nous introduire dans le plus étrange de tous les lieux étranges que compte notre ville : la grande salle souterraine de la Géosphère, où ce qui n’apparaît pas ici (il fit un geste vers ce qu’on voyait du monument) est suspendu en l’air (il désigna le sol sous ses pieds), maintenu en place par douze piliers sur lesquels sont inscrit les signes du Zodiaque.

— Le monument a maintenant cinq siècles, poursuivis-je. La partie souterraine a été édifiée deux ans avant la partie aérienne ; et ce n’est que lorsque les deux morceaux de la Géosphère furent terminés que Bartholdi fit aménager les systèmes optiques qui vont se mettre en marche dans quelques minutes, pour amener la lumière au milieu des ténèbres. Tout passe par cette fontaine ! »

Je me retournai et désignai, à gauche de monsieur Galilée, au fond d’une pelouse, adossée à des sureaux, une imposante statue du dieu Pan – ô fureur, ô prodige ! – qui, la tête dressée au ciel, semblait hurler quelque chose aux étoiles. À ses pieds béait un gouffre noir, paradis des pigeons qui nichaient dans les recoins et les anfractuosités de cet ancien puits d’extraction. Pan, dont le corps était orienté vers Galilée, tournait un peu la tête vers le sud, droit dans l’axe du puits. Il était absolument nu, il avait les poings serrés, et son érection était indubitable.


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