Parfois je mange debout dans la cuisine, un recueil de nouvelles de Daniel Ducharme

Longtemps la vie de mon père m’a servi de contre-modèle. Je ne parle ni de l’homme ni du père de famille pour lequel j’éprouve encore respect et affection, mais de cet homme éreinté par le travail quotidien en usine, de cet homme pauvre qui devait cumuler les emplois pour offrir une maison avec tout le confort de l’époque à sa famille. Et voilà que je me rends compte aujourd’hui que je fais exactement comme lui… Je mange debout dans la cuisine, je cumule deux ou trois emplois et je n’ai pas l’impression d’être si riche, du moins pas depuis quelques années. Ne pas mener la vie de mon père a constitué un leitmotiv dans mon existence. Cela m’a motivé dans mes études, cela m’a propulsé dans l’existence, notamment quand j’ai entrepris de voyager, de vivre ailleurs. Tout était bon sauf mener la vie de mon père… Et voilà que je le retrouve, ce père que j’ai tant aimé. Je le retrouve dans la vieillesse et dans ma mort annoncée par le temps qui passe et qui, passant, use mon corps et mon âme. Inexorablement.

Après Des nouvelles du bout de l'île (2010) et La diversité du monde (2017), voici le Parfois je mange debout dans ma cuisine, troisième recueil des nouvelles et récits de Daniel Ducharme publiés à ce jour. Ces textes ne sont pas regroupés autour d’une thématique commune, même s’ils se rattachent aux deux précédents, soit par les scènes de la vie quotidienne, soit par les souvenirs enfouis dans le cœur de l’enfance. Peu importe, réalisme ou pas, la fiction est là, transformant le train-train quotidien en aventure, les souvenirs lointains en éclats de vie.


Première diffusion : 10 octobre 2024 ; Poids : moyen  Collection : Nouvelles
Prix : 3,49 € - 4,99 $ca 
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En version papier, l'ouvrage est disponible sur Amazon, notamment sur Amazon Canada
ISBN : 978-2-924550-98-4


Extrait 1 : Chacun son monde;

[...]

L’homme sentait le tabac et l’alcool, donc. Je pouvais le sentir, mais cela ne me gênait pas. En se tournant légèrement vers moi, il m’a demandé si le métro allait directement jusqu’à la station Champ-de-Mars. Oui, lui ai-je répondu. Tout de suite après Berri-UQAM. La station Champ-de-Mars étant située à la confluence des trois centres d’accueil pour itinérants de Montréal – la Maison du Père, l’Accueil Bonneau et la Old Brewery Mission – je me doutais bien de la destination de cet homme. Il va sans doute dans un de ces endroits, pensais-je.

« Je descends aussi à cette station », lui ai-je dit pour le rassurer, au cas où il ne saurait pas où se diriger.

Il m’a regardé. Pas dans les yeux, non. Il m’a regardé simplement pour évaluer mon statut social qui, parfois, se reflète dans les vêtements que l’on porte. Je portais une veste, une cravate et un pantalon habillé, de sorte qu’il a rapidement conclu que je n’appartenais pas à la même confrérie que lui. Il avait raison… mais pas tant que ça, car qui sait si je ne pourrais pas me retrouver dans la rue, moi aussi, un jour ou l’autre. Et puis je viens d’un milieu modeste tout autant que lui, même encore plus, sans doute.

« Merci », m’a-t-il dit en se refermant sur lui-même comme une huître.

Il ne m’a plus adressé la parole par la suite, et j’ai fait de même.

Chacun son monde.


Extrait 2 : Pendant les heures creuses

[...]

Je suis debout, donc, m’agrippant de mon mieux au poteau. Le fait d’être debout me permet d’avoir une vue en plongée sur l’activité d’un jeune homme qui, depuis quelques minutes, a entrepris de lire le contenu détaillé des inscriptions figurant sur sa barre tendre. Vous savez, ce genre de barres dites protéinées très en vogue chez les Occidentaux qui manquent parfois d’humanité, mais certainement pas de protéines, de glucides et de lipides. Pour ma part, tenant ma liseuse de ma main libre (celle qui n’est pas accrochée fermement au poteau), j’essaie de me concentrer sur un roman d’Isaac Asimov qui me donne du fil à retordre, notamment parce que je n’arrive pas à situer le siècle dans lequel se déroule le récit. Mais peine perdue, mon regard ne cesse de se poser sur ce jeune homme qui commence sérieusement à m’inquiéter avec sa barre tendre. Va-t-il se décider à la manger ? Pour le moment, il poursuit sa lecture, aussi concentré que moi-même il y a quelques instants.

Je ne sais pas qui est ce jeune homme. Il porte un coton ouaté à capuchon, des jeans et des bottes militaires. Aucun sac à dos, ce qui me laisse penser qu’il ne s’agit sans doute pas d’un étudiant. Compte tenu du fait qu’il recouvre sa tête de cet horrible capuchon noir, je ne peux distinguer les traits de son visage avec netteté, mais il a l’allure d’un jeune homme au tournant de la vingtaine. Est-il sous l’effet du cannabis ou d’une drogue quelconque ? Son attitude me donne à penser que oui… car, entre vous et moi, on ne peut fixer impunément une barre tendre pendant plus de dix minutes !

Arrivé à la hauteur de la rue Georges V, le jeune homme se décide enfin à défaire l’emballage de sa barre tendre. Il la découvre à moitié. Du travail soigné, car il rabat le papier d’emballage sur la surface de manière à ce que rien ne dépasse. Du coup, je suis impressionné, même si l’opération s’est éternisée pendant quatre ou cinq minutes. De quoi devenir fou, je vous le dis. Finalement, rendu à la rue des Ormeaux, il croque enfin un bout de sa barre… Un tout petit bout qu’il mastique aussi lentement qu’il a déballé sa foutue barre. Chose certaine, compte tenu de son temps de lecture, il sait exactement ce qu’il mange…

Le bus parvient enfin au métro, son terminus. Sans demander mon reste, je quitte rapidement l’autobus. Je ne cherche pas à savoir ce que devient le jeune homme. J’agis exactement comme il convient d’agir lorsqu’on rompt avec l’être aimé (mais qu’on n’aime plus). Je marche droit devant, sans me retourner.


Extrait 3 : Si je t'aimais

J’ai quitté ce bar où je m’ennuyais à mourir. Un bar de campagne où se saouler la gueule semblait l’activité récurrente du samedi soir. Quatre ou cinq minutes avant moi, une jeune fille a aussi quitté cet endroit glauque où on ne s’entendait pas parler tellement la musique – country la plupart du temps – était forte. D’ailleurs, je ne retenais qu’une seule et unique chanson de tout ce brouhaha, la seule du lot qui mériterait d’être sauvée en cas de déluge : Aide-moi à passer la nuit, interprétée par Claude Valade, une chanteuse oubliée depuis longtemps. En témoigne un squelettique article du Wikipédia francophone et son absence complète de Wikipédia dans toutes les autres langues, y compris l’anglais. La vie est cruelle pour les artistes qui ne passent pas à l’histoire, oubliés de tous, dans un avenir plus ou moins rapproché. Avec un peu de chance, il restera sans doute des traces du passage de cette chanteuse country dans le milieu musical. Qui sait ? Un doctorant la ressuscitera peut-être dans une thèse publiée sur Open Edition. Personne ne sait, au fond, ce que les générations futures retiendront de notre temps, y compris des chanteuses western.

Je marchais donc sur le bord de la route, espérant rentrer sans tarder au chalet que nous avions loué, quelques amis et moi, dans la région, histoire de vivre un week-end un peu moins quelconque que ceux que nous avions l’habitude de passer dans les bars de la rue Saint-Denis. En pressant le pas, je me suis rendu compte que je n’étais plus qu’à une vingtaine de mètres de la jeune fille qui marchait devant moi. Je l’avais remarquée au bar. Sans être hyper jolie, elle était agréable à regarder. Elle était assise à une table en compagnie de quatre ou cinq personnes, des garçons et des filles. Je crois qu’elle a eu des mots avec l’un d’entre eux. Des mots durs parce que, de loin, on devinait sa physionomie animée par la colère. Peu importe. Je pouvais maintenant la voir devant moi. De longs cheveux bruns qui lui allaient jusqu’au milieu du dos. Un corps svelte, pas nécessairement sportif. Mince, en tout cas. Sa démarche était convaincante, comme une personne qui sait où elle va. D’ailleurs, j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une fille volontaire qui ne se laisse pas facilement marcher sur les pieds. En tout cas, tout de suite elle m’a plu. Je marchais un peu plus vite qu’elle, de sorte que, sans que je puisse anticiper le mouvement, elle s’est soudain retournée pour se planter devant moi, à quelque trois mètres de distance, et m’a lancé, sur un ton peu amène :

— Tu me suis ?

— Pas du tout… euh… désolé si je vous ai donné cette impression.

— Tu me vouvoies ? D’où tu sors, toi, pour me vouvoyer ? Personne ne vouvoie plus personne aujourd’hui…

— Mais… je ne vous connais pas ! Je ne dis jamais « tu » à des gens que je ne connais pas… Et je ne te suis pas, je loge dans un chalet avec des amis, pas très loin d’ici autour du lac.

— Tu n’as pas l’air dangereux. Alors, on peut marcher ensemble, mais je suis de mauvais poil, je te préviens…

[...]


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