La vie rocambolesque de François du Paradis, tome 3 (1945-2012), un roman de Pierre Charles Généreux

À mi-chemin entre la remise et le camper, que j’avais garé exprès loin de la mai-son, j’entends, derrière moi, une voix que secrètement j’espérais entendre. Quand l’occasion se présente de débarrasser le monde d’une nuisance durable, il faut sauter sur cette opportunité de faire une bonne œuvre. Tenant toujours par la taille Christine, qui est pieds nus dans la gravelle, je me retourne lente-ment, pointant le canon de 357 entre les yeux de Charlie. Il s’est dessiné au crayon-feutre une croix gammée à l’endroit où justement j’ai le goût de lui mettre une balle. Il est avec Tynette, qui est flambante nue. Elle est aussi poilue qu’un bûcheron. On dirait qu’elle s’est collé une marmotte entre les jambes. Charlie rit. J’engage le chien du revolver...

Voici la troisième et dernière de François Du Paradis, un personnage rocambolesque. Né vers 1915, Il va traverser, avec armes et bagages, la quasi-intégralité du vingtième siècle. La chose se jouera cul par-dessus tête, en vivant une existence totalement différente de ce qu'il avait pu prévoir ou anticiper. Tout y passe : Années folles, Deuxième Guerre mondiale, Trente Glorieuses, maccarthysme, époque underground de la contre-culture, même une touche de millénarisme. Rien ne nous est épargné. Et on étale et déploie devant soi peut-être le premier regard littéraire qu'arrive à porter le vingt-et-unième siècle sur celui qui fut, de tous les points de vue, un vrai siècle catastrophique, sanglant, perturbant, artistique, mélancolique. Bref, un siècle de fous.

Pierre Charles Généreux porte bien son nom. Il est un romancier d’action puissant, riche, nuancé, cinématographique, doublé d’un peintre de caractères sémillant et merveilleux. Son récit se déploie à un rythme de charge. Le tout prend corps, en manifestant une capacité d'évocation à la fois perfectionnée et suave.


Première diffusion : 23 mai 2024 ; Poids : lourd  Collection : Romans
Prix sur 7switch : 4,99 € - 6,49 $ca 
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En version papier, l'ouvrage est disponible sur Amazon, notamment sur Amazon Canada
ISBN : 978-2-924550-94-6


Extrait 1 : Peter, Paul and Mary

Drew me guide derrière l’estrade, toute encombrée d’équipement, de fils et de caisses. Nous attendent trois jeunes musiciens, la guitare en bandoulière, fringués comme des universitaires, aussi polis que des camées. Ils me présentent cérémonieusement des feuilles plastifiées où ils ont inscrit les accords, au-dessus des paroles des chansons qu’ils comptent interpréter. L’une était très connue, une pièce de Pete Seeger et l’autre… ils ne font pas mention de l’auteur. Deux gars et une fille, forts sympathiques au demeurant. Ils se présentent :

— Je suis Mary Travers. Voici Peter Yarrow et Paul Stookey. C’est nous Peter, Paul and Mary.

Je ne les connais ni d’Ève ni d’Adam, mais on leur donnerait le bon dieu sans confession. Bon, voyons voir… tout est en majeur… ça va aller, on va suivre. On me dit que l’autre fille… Joan Baez… va chanter a capella, parfait. La voici… Cette fille a une superbe voix, dont elle n’abuse pas, et un derrière à l’avenant. Ses longs cheveux aile de corbeau lui couvrent une partie du dos. Sa chemise indienne, très échancré, ne laisse aucun doute quant au fait qu’elle ne porte pas de dessous et que ses seins mirobolants gardent cette position avantageuse sans aide aucune. Vive la vie, tout de même! Ces chanteurs prennent le risque commercial calculé de prendre parti pour la défense des droits civiques. Ce faisant, ils se créent une image progressiste qui pourrait les servir plus qu’ils n’auront à servir la cause. Joan Baez se prend pour la Vierge Marie, recevant les éloges avec cette humilité factice des grands narcissiques. J’entretiens l’illusion de sa sincérité, pendant qu’elle me demande si son choix de chanter sans accompagnement est judicieux. Dès qu’elle se lance dans la première mesure de We Shall Overcome, je la rassure sur sa démarche. Je lui conseille néanmoins d’éviter d’étirer inutilement ses effets de voix et d’accélérer un peu le tempo. Elle me met la main sur la joue et me dit, à six pouces du nez, que je peux tout lui dire et que la vérité ne la tuera pas. La vérité, c’est que je brûle de lui demander si elle a un petit ami. Elle ne me regarde déjà plus.



Extrait 2 : Charles Manson

Un homme sur le bord de la route. Il est quasiment sur la double ligne, le pouce levé et apparemment inconscient que si je n’avais pas fait une embardée sur la droite, je l’aurais happé. C’est à peine s’il a sourcillé, quand le nuage de poussière soulevé par mes pneus sur le gravier l’a frappé. Il n’est pas rare de croiser des vagabonds sur les routes. On se croirait revenu aux années de crise de 1930. Des jeunes gens lancés au hasard des chemins au petit bonheur la chance, traversent les États-Unis en quête… en quête de quoi, je me le demande. Emportée par le brusque changement de trajectoire, Caroline a presque percuté le pare-brise, le bol de chili qu’elle venait de réchauffer sur l’élément du camper atterrit à ses pieds. Revenu à peine de la surprise, je vois dans le rétroviseur le gars courir dans notre direction. Bien, ça va m’éviter d’avoir à le pourchasser pour lui casser la gueule. Il se porte à la hauteur de Caroline et dit :

— C’est gentil de me prendre. On va où ?

Je le reconnais immédiatement. On ne peut oublier ce regard halluciné et fiévreux, qui lui mange la moitié de la face. Il s’est coupé les cheveux assez courts, probablement avec un ciseau à gazon. Son teint est hâlé, comme celui de ceux qui n’ont pas de toit au-dessus de leurs têtes. J’en ai vu, des pauvres gens, sur les routes de France, livrés au gré du ciel. Celui-ci leur ressemble, en pire. Lui aussi m’a reconnu et ses yeux, dont on voit l’entièreté de l’iris, s’illuminent. Curieusement, il ne semble pas se souvenir de ma compagne. À sa décharge, elle ne ressemble en rien à la petite midinette de Haight-Ashbury. Caroline parle avant moi :

—  Révérend Charlie Manson !

Il passe sa langue convulsivement sur sa dent ébréchée et lui tend une main crasseuse :

— Lui-même ! Vous allez où ?

Il est à peine surpris de constater que Caroline le reconnait.



Extrait 3 : Dans une église de Californie

J’arrive d’ordinaire à l’église vers onze heures et j’y passe une partie de l’après-midi, à revoir mon répertoire et à en élaborer l’élargissement. Sœur Lucienne m’accueille toujours chaleureusement, si chaleureusement au demeurant qu’il me vient parfois à l’idée de douter de ses vœux… de chasteté. Ses seins pointent comme les ornements gothiques du chœur du sanctuaire. Je n’entends rien à la pratique religieuse et, comme le disait maman, si Dieu a quelques doléances à notre égard, c’est qu’il a besoin de nous, donc… Lucienne me sourit, en se mordant le coin de la lèvre. Eh bien… si j’en juge par l’étroitesse de sa tunique, c’est qu’on est en Californie. Juste pour cela, ma foi en l’audace du Créateur s’en trouve renouvelée. Elle m’embrasse sur les deux joues, trop près de la commissure des lèvres pour que cela soit dû au hasard. Je lui souhaite d’avoir bientôt une famille à elle ou quelques heureux amants. Elle me parle toujours à six pouces du nez. Fatalement, quand une fille vous serre d’assez près pour qu’on puisse sentir qu’elle n’utilise pas de parfum, cela vous place à la merci du cours normal de l’existence. Ne pas trop tenter le Diable. Chaque pas dans la mauvaise direction rend le prochain plus court. C’est une sacrée belle nonne…

Je soupçonne les Californiens de ne pas être coulés dans le même moule que ceux du nord-est. Leurs églises, contrairement à celle de leurs frères, sont désertes en tout temps. L’acoustique de l’église Saint-Martin se compare avantageusement à celle des meilleures salles de concert. La nef, de près de trente mètres, permet au piano qui se trouve ici, un instrument quelconque, de donner bien plus que sa juste mesure. Je joue, en deçà des standards, la Polonaise en fa majeur opus 44 de Chopin. Je jette tout ce qu’il me reste sur les accords de puissance. À la dernière mesure, je suis presque à genoux sur le clavier, accords plaqués énergiques et majestueux.

Je m’y suis remis, je suis redevenu le pianiste que j’aurais dû être. Je ne ferai rien d’autre, pour le reste de mes jours.


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