Le luth de carton, un essai de Paul Laurendeau

« En écrivant les “églogues instrumentales” (cinquante poèmes sur cinquante instruments de musique), le troisième sous-recueil de mon ouvrage Ressacs Poétiques (2019), un flot de faits biscornus, tangibles et denses m’est revenu, en tourbillons, en cascades. J’ai dû me rendre à l’évidence : en toute indépendance du lyrisme poétique qui m’a fait écrire sur les instruments de musique, j’ai dans la tête, en vrac et en fanfare, un ensemble, matériel et intellectuel, de faits musicologiques ordinaires et vernaculaires, tous vécus par le petit bout de la lorgnette. Sur une période de soixante ans (1960-2020), j’ai ressenti intensément la musique, à travers le lot extraordinaire et mirifique de ses instruments, vieux et neufs, beaux et laids, forts et faibles, grands et petits. Je les ai touchés, je les ai palpés, je les ai entendus, je les ai regardés, je les ai supportés, je les ai révérés, je les ai cogités, je les ai médités. Je les ai trouvés évidents ou je les ai trouvés ambivalents. Je ne les ai jamais pris pour acquis et je les ai tous appréciés et aimés. La musique passe et se transmet crucialement à travers ses instruments et ses instrumentistes. Et cette voix est toujours la voix d’un temps… un temps qui, déroulé, révolu, en vient de plus en plus à vouloir se dire. » – P. L.


Première diffusion le 23 mars 2020.
3,49 € - 4,09 $ca sur 7switch | Poids lourd | Collection Essais
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ISBN : 978-2-924550-54-0


Daniel Ducharme : « L’ouvrage de Paul qui m’a le plus touché »

J’ai lu toute l’œuvre de Paul Laurendeau. Ses poèmes, ses essais, ses romans, ses nouvelles. Rien ne m’échappe chez cet auteur qui est aussi un ami de longue date, un ami que j’ai connu à la lointaine époque du Collège de l’Assomption. Il m’a d’ailleurs été présenté par nul autre que Sinclair Dumontais, un autre ami, doublé d’un auteur talentueux, tristement disparu en septembre 2019. J’ai tout lu, donc, de Paul Laurendeau, et je pourrais reconnaître son style unique au milieu de milliers de textes. Mais cet ouvrage, qui regroupe un ensemble de récits ayant pour thème les instruments de musique, s’avère unique en son genre dans la vaste œuvre de Paul Laurendeau. Car on y découvre un auteur profondément humain, sensible, ancré dans l’histoire. Un auteur qui remonte le fil de son enfance jusqu’aujourd’hui à travers le prisme de la musique. Et c’est magnifique.

Paul Laurendeau donne rarement dans le récit intimiste, même s’il a déjà pondu un récit de l’enfance remarquable – Nos premières cruautés – dont j’ai fait le compte rendu sur ce blogue. Mais, comment dire, dans Le luth de carton, il montre enfin son vrai visage… Celui d’un auteur, d’un professeur, d’un enfant ayant grandi dans une banlieue de Montréal, d’un frère proche de sa sœur, le fils d’un père dont il est fier, parfois. Non, Le luth de carton est sans contredit l’ouvrage de l’ami Paul qui m’a le plus touché. Un ouvrage intimiste d’un auteur pudique quand il s’agit de parler de lui. Au fond, on n’est pas obligé de tout dire, de tout montrer. En ce sens, Le luth de carton réussit l’équilibre parfait entre l’essentiel de l’humain dans son rapport au temps et les détails intimes qui n’intéressent personne. Par ailleurs, il faut avouer que remonter le fil de sa vie à travers les instruments de musique constitue une approche d’une grande originalité. Personnellement, je n’ai jamais rien lu de tel… et, sans prétention, j’ai lu pas mal de bouquins dans ma vie. Et c’est ce qui me permet de répéter : Le luth de carton est un ouvrage unique en son genre.

J’aime la musique. Elle m’accompagne depuis toujours et, franchement, je ne pourrai pas vivre sans elle. Tout comme la littérature, d’ailleurs. Pour moi, la musique et la littérature forment un couple indissociable qui m’aide à vivre. Les arts visuels ? Je pourrais m’en passer. La peinture, je regarde. La sculpture, je l’admire… mais l’idée de passer un après-midi à regarder des toiles accrochées aux murs d’un musée m’ennuie prodigieusement… Enfin, peu importe, j’aime la musique, sans doute pas de la même manière que Paul Laurendeau, mais je l’aime autant que lui, à ma manière. Mais jamais je n’ai développé cette curiosité pour les instruments de musique. Paul Laurendeau, oui. Et c’est passionnant…

Le luth de carton est un ensemble composé de cinquante récits intimistes autour de l’instrument de musique. De la naissance à l’âge mûr, l’auteur exprime sa découverte de la musique et de ses instruments avec passion et humanité. Et il le fait tant au Québec qu’en France, tant en Irlande qu’en Louisiane, et jusqu’au Brésil où son métier de linguiste l’a conduit au cours de sa carrière. Cinquante textes pour cinquante instruments. Tout y passe : de la guitare au banjo, de la flûte au gazou, du célesta au tuba. Est-ce un recueil de nouvelles ? Non, je dirais plutôt un essai littéraire dont les textes puisent dans l’intimité d’un homme pour nous parler de la musique et de ses instruments. Si mes propos piquent votre curiosité, alors vous n’avez plus qu’une chose à faire : vous procurer cet ouvrage pour en débuter sans tarder la lecture. Vous tomberez sous le charme, je vous le garantis.


Extrait 1 : Toutes ces batteries de ma petite vie (1962)

Dans mon enfance, les batteries étaient de vogue. Les Beatles avaient relancé le bal quand j’avais quatre ans (1962) et j’ai passé mon enfance dans l’univers tonitruant et picaresque des batteries. Il y en avait partout. C’était comme une sorte de passage obligé pour être dans le vent, comme on disait alors. Il y avait des batteries dans les dessins animés. Il y avait des batteries à la messe. Il y avait même des batteries imprimées sur les pyjamas d’enfants. C’était, par excellence, l’objet représentant ce que pouvait être la joie absolue.

La batterie me paraissait un appareil parfaitement mystérieux parce que foutoireux, bordélique, hétéroclite, tapageur, déjanté, dérangé. J’en avais donc fabriqué une avec une pile de jouets à la traîne, dans ma chambre. Avec deux grandes aiguilles à tricoter. Je tapais à différents endroits sur la pile de jouets et cela me paraissait une combinatoire subtile de percussions parfaitement acceptable. Mais la batterie n’a pas gardé pour moi cette joyeuse dégaine de magma difforme. Avec les années, j’ai appris à en circonscrire les parties : la grosse caisse, la caisse claire, le tambour sur pied, les tambours volants, les cymbales, le charleston (dont nous reparlerons). De bordélique, la complication graduellement minimalisée de la batterie devenait subitement ordonnée, déterminée, méthodique, systématique.

En bonne dialectique objective, cela n’augmenta pas ma joie mais la réduisit. À la meilleure connaissance de la configuration de la batterie se joignait, comme fatalement, l’augmentation de la conscience que j’approfondissais de… mon inaptitude à la jouer adéquatement. Je n’arrivais pas à coordonner le travail des pédales (grosse caisse et charleston) et celui des bras (tambours et caisse claire). Je n’arrivais pas à choper le principe du roulement non plus, sur la caisse claire, ou même sur les cymbales. Bref, il s’avérait de plus en plus qu’une vraie batterie se jouait beaucoup moins jubilatoirement qu’une pile de jouets désordonnés et aléatoires.

J’allais renoncer à tout contact avec la batterie lorsque je découvris les balais. Il s’avéra que j’arrivais à en caresser la caisse claire et à produire, pas trop mal, cet effet sonore jazzy si plaisant. C’est tout ce que j’ai jamais su faire avec une batterie. Je ne suis arrivé à en tirer quelque chose qu’en la minimalisant au maximum. J’en ai gardé une tendresse particulière pour les petites batteries de certaines formations de Jazz, Bebop et Hard bop notamment. La grosse batterie de Rock, simple ou double, ne me dit plus grand-chose à l’âme. Trop puissante, trop complexe, trop ardue.

Pendant un certain nombre d’années, j’ai eu une jolie batterie dans ma maison. Un de mes fils en jouait, fort passablement d’ailleurs. Je le regardais faire mais ne m’y risquais plus vraiment. Il n’y avait pas de balai et mes arythmies malhabiles m’attristaient, même lorsque je renonçais à tenter d’actionner les pédales et me tenais dans la zone supérieure de l’instrument. Et puis les années Beatles étaient un peu passées. Le temps de la pile de jouets percussive était, lui aussi, sidéralement révolu. Tout cela pour dire que pour moi, comprendre de mieux en mieux la batterie, ce fut aussi de plus en plus y renoncer. Il y eut là une sorte de saisie en praxis du non-savoir socratique, ni plus ni moins.


Extrait 2 : Les guérilleros du gazou (1973)

Un gazou, c’est une sorte de mirliton métallique en forme de balle de carabine à chevreuil. Doté d’une petite couronne ridicule, cet instrument ne produit qu’une note unique et se joue habituellement en groupe, dans les kermesses ou les fanfares. En fait, c’est un jouet d’enfant un peu dérisoire et il est assez difficile d’imaginer quoi que ce soit d’élaboré ou de perfectionné émanant d’une si primitive machine. Et pourtant… Nous sommes en 1973, et c’est le cours d’anglais du bon et affable monsieur Dufresne. Norbert Bilodeau, notre incorrigible paria-bruiteur, décide un jour d’instaurer, en classe d’anglais, l’intervention des guérilleros du gazou. Il commence avec deux comparses, dont je suis. Il nous remet chacun un gazou. Le mien est rouge et noir, comme son triangle de jadis. Les trois guérilleros doivent se disperser dans la classe d’anglais et, aléatoirement, souffler une note de gazou, quand l’attention de monsieur Dufresne est au minimum. Il faut agir quand il a le dos tourné, ou quand la classe chahute, ou quand l’enthousiasme emporte nos camarades pour répondre à quelque question. Nous procédons à tour de rôle, en nous planquant, lâchant une note de gazou traîtresse chaque fois que l’occasion se manifeste. Pendant quelques semaines, le travail de monsieur Dufresne est ponctuellement pollué par des coups de gazous insaisissables. Celui qui sonne le mieux, c’est celui de Norbert Bilodeau, un joli petit instrument doré à la voix limpide que le veule fondateur des guérilleros du gazou a bien pris soin de se réserver. Les coups de gazou de la classe d’anglais gagnent inexorablement en popularité. Trois autres militants, dont deux filles, joignent nos troupes. Les guérilleros du gazou sont maintenant six et maintes de leurs trilles sont ponctuées d’éclats de rire d’autres élèves. Monsieur Dufresne semble ne pas broncher. Mais sous sa chienne de bon chien, la contre-révolution se prépare.

Un matin, j’entre en classe d’anglais et monsieur Dufresne, souriant et affable selon sa manière, me tend un panier dans lequel quatre gazous nagent déjà. Et c’est : Laurendeau, tu as le choix, tu mets ton gazou dans le panier et tu entres en classe, ou tu va te reposer au bureau du module et ne reviens qu’avec en main un billet signé du directeur. Je cogite le dilemme assez brièvement. Une visite au bureau du module, cela signifie que les factionnaires moroses du collège contactent automatiquement mes parents. Je me vois mal, à la table du souper, en train d’expliquer le programme de lutte des guérilleros du gazou à mon père. Il en résulterait fatalement quelques accrocs doctrinaires que, pour le coup, je préfère m’épargner. Monsieur Dufresne qui, visiblement, nous a discrètement espionné et repéré pendant toutes les insouciantes séances de guérilla du gazou, est en train d’épouiller la résistance gazouesque, en méthode. Il nous tient. Sans joie, je joins mon gazou rouge et noir aux quatre traîtres à la cause qui frétillent déjà au fond du panier et monsieur Dufresne me laisse poliment entrer en classe d’anglais. Tout le monde, y compris Norbert Bilodeau, tombe le gazou dans le panier, ce jour-là. L’ordre établi a repris ses droits. Après une leçon d’anglais aussi sereine que sinistrement non-musicale, monsieur Dufresne brandit le panier contenant les six gazous des glorieux guérilleros et nous annonce, toujours poli et souriant, qu’il nous est maintenant loisible d’aller récupérer nos gazous au bureau de la direction mais que toute tentative de les ramener en classe déboucherait sur le même ultimatum que ce matin. La guérilla du gazou vient de s’enliser en la jungle bolivienne du professorat onctueux. Un seul des anciens complices de Bilodeau — moi — eut le front de beu d’aller récupérer un de ces précieux instruments sans valeur, chez le directeur. Ce dernier, goguenard, pose devant moi sur son bureau le sinistre panier de monsieur Dufresne contenant toujours nos six gazous. Comme je suis le premier ou le seul à me servir ici, sans vergogne, je m’empare du beau gazou doré de Norbert Bilodeau. S’il se pointe au bureau de la direction, ce dont je doute, il ne saura jamais qui lui a sauté son petit trésor. Je m’autorise ainsi une fort minimale consolation morale. À la guérilla comme à la guérilla, n’est-ce pas…


Extrait 3 : C’est bien pour ça que la scie musicale pleure (1986)

Paris, juin 1986. Un long banc vert dans un des nombreux parcs de la capitale. Deux musiciennes sont assises sur le banc. L’une joue la flûte traversière et l’autre joue la scie musicale. Il y a quelques personnes debout qui écoutent et jettent des piécettes dans un chapeau. Je m’avance discrètement. La flûtiste m’interpelle, avec cette gouaille inimitable de Paris. Approchez, monsieur approchez. Soyez pas timide. Êtes-vous un écrivain ? Il faut croire que, ce matin-là, pour une raison ou pour une autre, j’ai une gueule d’écrivain… bon, je rejoins le groupe et reste silencieux. Ma titi musicienne poursuit : Je vous pose la question parce qu’il faut absolument rien dire ou écrire sur nous. Nous faisons ceci à la sauvette. Nous n’avons pas le permis, vous comprenez. Je jette la grosse pièce de cinq francs d’autrefois dans le chapeau et dis, en masquant soigneusement mon accent canadien : Si jamais j’écris sur ceci, je vous promets d’attendre au moins trente ans avant de rendre mon texte public. Elles me décochent toutes les deux un sourire parfaitement satisfait. Promesse tenue, par la présente.

Elles sont assises, jambes parallèles, a environ un demi mètre de distance l’une de l’autre. La flûtiste est en jupe. Elle a les cheveux noirs, bouclés, et les yeux très bleus. Fait inusité, elle a un de ses auriculaires qui est sectionné. Il n’en reste qu’un petit moignon de trois centimètres de long environ. La clef qu’elle actionne sur sa flûte traversière est dotée d’une petite rallonge incurvée lui permettant de l’actionner avec son moignon d’auriculaire. La joueuse de scie musicale est en pantalons. Elle est blonde et a les yeux noirs. Une petite brise fait flotter doucement ses longs cheveux tandis que le soleil radieux s’emprisonne en eux. Ses solides souliers noirs ne sont pas symétriques. L’un d’entre eux a le talon plus épais que l’autre. Un pied bot, probablement. Elles sont tranquilles et superbes, ces deux musiciennes handicapées. Elles sont handicapées mais elles ne sont pas infirmes ! Voici qu’elles entonnent le Für Elise de Beethoven. C’est la première fois que je vois de mes yeux une scie musicale. C’est parfaitement étonnant. Imaginez ce que nos ancêtres appelaient un godendard, c’est à dire une de ces longues scies souples que les bûcherons d’autrefois maniaient à deux. Vous retirez les dents de votre godendard. Il est tout lisse. L’instrumentiste le tient verticalement et serre, en bas, une des poignées, qui est indistincte, entre ses puissantes bottines noires. La scie lui passe entre les genoux. L’autre poignée, celle qui est en l’air, elle la serre solidement d’une main, pour faire bouger, danser, fluctuer, la scie musicale. Celle-ci est très souple en fait, bien plus souple que ne le serait mon godendard historique. L’instrumentiste joue la scie avec un archet qui se pose devant elle, sur le fil extérieur de l’instrument, dans la même position corporelle que si elle jouait, disons, un violoncelle. Et le nuancé des notes est obtenu en ployant la scie de côté, en la maniant par le manche du haut. C’est un instrument mélodique d’une précision étonnante et sa voix, avec ce petit vibrato très efficace, ne ressemble à rien de connu. On dirait les pleurs de quelque personnage imaginaire. Les deux instrumentistes jouent Für Elise à la perfection et cette scie musicale, dans ses nuances et dans son velouté, n’a rien à envier à l’instrument à cordes le plus perfectionné.

La pièce terminée, je me retire, tandis que la scie musicale et la flûte traversière entonnent un nouvel air classique. Tristement, je me demande pourquoi des musiciennes de rue handicapées ont besoin d’un permis de l’administration d’arrondissement pour nous apporter ainsi la beauté, alors que des états font la guerre à d’autres états, sans même disposer de l’autorisation de l’ONU pour le faire. Allez comprendre un tel monde si inégalitaire et si cruel. Il y a vraiment là de quoi se mettre à pleurer, comme… comme la scie musicale justement. C’est peut-être pour ça qu’elle pleure finalement, me dis-je, avant d’entrer dans mes trois décennies de mutisme prudent, sur ce délicieux petit moment musical.


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