Philosophie des arts, un essai de Paul Laurendeau
Éléments intellectuels pour une compréhension à la fois déjantée et raisonnée de l’activité artistique.
Plus on s'adonne aux arts, plus les arts nous font penser. Et comme les arts font penser, il arrive un moment où la philosophie des arts doit être envisagée. On ne peut pas simplement faire. Il faut aussi conceptualiser. C'est inévitable. L’art n’est pas exclusivement passionnant ou émouvant. Il est aussi intellectuellement intéressant, notamment, justement, pour le philosophe des arts… Et ce philosophe des arts, c’est nous. Pas l’artiste.
L'artiste qui produit ne sait rien de ce qui se produit, ne comprend rien à ce qui se produit. Et c'est comme ça que ça peut être intéressant. C'est quand il ne sait pas. Il est le dernier à pouvoir juger ce qu'il fait.
Marcel Duchamp
Imparablement, il y a quatre grands angles à travers lesquels se porte le regard de la généralisation philosophique sur les arts.
UN — Ontologie des arts (doctrine de l’être). L'ontologie des arts œuvre à explorer ce que les arts font, comment ils fonctionnent et se déploient, dans leurs fondements. Cela consiste notamment à raccorder les arts entre eux (ceci est moins simple qu’il n’y parait), mais aussi à établir la différence entre les arts sensoriels et les arts de la représentation, les arts figuratifs et les arts décoratifs, la musique et le bruitage, la statue et le ready-made. Sans cultiver une perspective historique ou sociologique trop pointue, les grandes particularités générales des arts se dégagent et arrivent à apparaître, dans la pensée philosophique ordinaire, sous la forme de la mise en place d'une doctrine stabilisable de l’être des arts.
DEUX — Gnoséologie des arts (doctrine de la connaissance). La gnoséologie des arts consiste à approfondir la dimension significative (au sens le plus large du terme) de la démarche artistique. Les arts signifient. Ils véhiculent des thèmes et défendent, explicitement ou implicitement, des thèses. Et, outre que les arts de la représentation expriment prosaïquement ce qu'ils disent… en le disant, tout simplement… ces arts ont aussi une cruciale dimension symbolique, allégorique et mythologique. L’art tend à encoder des connaissances. On veut les décoder. Et cela n’est jamais simple. L'exercice consistant, de façon vernaculaire ou savante, à dégager ces grandes significations principielles des arts, se donne à la recherche du philosophe.
TROIS — Axiologie des arts (doctrine morale). L'art est étroitement associé à notre dispositif de représentations morales. Il y a des arts moraux et des arts immoraux. Et très souvent, l'innovation en art s'accompagne d'une crise éthique. Cela fonde la genèse de la notion (toujours un peu guerrière) d’avant-garde, en art. Des courants innovateurs de l’art feront l'objet de rejets, de la part des éléments les plus conservateurs parmi les amateurs d'art. De plus, les arts se sont souvent risqués (ratant souvent leur coup) dans la tentative de véhiculer une morale, ouvertement ou honteusement autoritaire. Tant les exigences de l’idée de norme que les méfiances des notion d’indécence ou d’insoumission procèdent de l’axiologie des arts.
QUATRE — Esthétique des arts (doctrine du beau). Considérée abusivement par certains penseurs comme étant l'exclusivité de la philosophie des arts, l’esthétique reste chevillée aux arts. On s’y efforce de dégager ce qui est beau et ce qui est laid. Les options esthétiques en art vont trop souvent se faire ontologiser. Un grand nombre de tentatives (elles aussi habituellement ratées) s’efforcent de mobiliser des critères comme l'élégance, la symétrie, l'équilibre, la virtuosité, pour essayer de faire croire que notre esthétique artistique procède de l'être artistique. En réalité, l'esthétique est une orientation de connaissance, pour ne pas dire une toute triviale représentation idéologique. En cela, elle est inexorablement vouée à varier, selon les époques. Le beau et le moche n'échappent aucunement au relativisme historique.
Dans le présent essai philosophique sur les arts, mon attention se concentre principalement sur les angles UN et DEUX. Cela ne m’empêche pas de pousser ma petite goualante éthique de ci de là, sur la question des arts (angle TROIS), ni de donner à découvrir mes gouts artistiques privés (angle QUATRE), ces derniers sans prétentions aucunes et avec un modeste objectif d’exemplification artistique, dans la perspective, sereine et déjantée, de toutes nos sagesses…
Première diffusion le 8 mai 2025 .
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En version papier, l'ouvrage est disponible sur Amazon, notamment sur Amazon Canada
ISBN : 978-2-924550-77-9
Extrait 1 : Les artistes, nous tous
Les artistes, nous tous. Un principe fondamental me guide dans l’intégralité du présent cheminement philosophique. C’est celui que vous voyez ici en exergue. Dans le cours de ma longue petite existence, notamment depuis mes vertes années de jeune étudiant de théâtre, j’ai eu la chance d’observer un approfondissement radical de l’intimité entre les gens et les arts. J’ai vécu l’époque où l’art était encore une activité d’élite, dans sa production, doublée d’un privilège bourgeois, dans sa consommation. L’art était coincé entre les pattes d’un petit lot de dépositaires. C’étaient des experts, en grande majorité bien intentionnés, sauf que, très souvent, leurs interventions ne rejoignaient pas vraiment le fond humain de notre vaste monde. Aujourd’hui, l’art est un phénomène de masse. Tout le monde s’y adonne et s’en inspire. Tout le monde fait de la photo d’art avec son téléphone, pioche de la musique dans son sous-sol, produit une cinématographie, une vidéastie, une écriture romanesque, dans sa tête ou dans l’existence. Tout le monde contemple des tableaux, des sculptures, des murales, leurs photos, leurs copies, leurs affiches punaisables, leurs images et leurs imageries durables. Les artistes, c’est nous tous. Et les philosophes aussi, c’est nous tous. Tant et si bien qu’une philosophie des arts est, plus que jamais, quelque chose de fondamentalement ordinaire, une simple invitation à organiser notre pensée, et à faire un peu de ménage dans notre chambre rationnelle, notre atelier, notre studio, notre cinoche, notre officine à écritoire, notre grande petite vie dans l’art.
Extrait 2 : À propos des influences de Béla Bartók
Face à la réalité, somme toute inusitée, pour ne pas dire unique, d’un compositeur majeur ayant très profondément fouillé un segment important du folklore musical de son temps, on s’est beaucoup gargarisé avec l’influence qu’aurait eu la musique populaire campagnarde hongroise (par opposition, par exemple, à la musique urbaine tzigane qui avait pignon sur rue à Budapest à cette époque) sur l’œuvre composée de Béla Bartók. J’ai mes difficultés avec toute cette affaire d’influence populaire sur la musique orchestrale composée. De Béla Bartók à Duke Ellington, j’ai pas l’impression que les grands gogos songés qui composent pour orchestre dans le majestueux cadre institutionnel de la musique de concert (classique, romantique, post-classique, jazzique, nommez-la comme vous voudrez) sortent vraiment de leur idiome et de leur for(t) intérieur. Pour prendre un exemple québécois qui est solide, je dirai que Gilles Vigneault (né en 1928) et Plume Latraverse (né en 1946) sont bien plus profondément influencés par la musique folklorique et/ou populacière-populaire de leur temps que leurs contemporains André Gagnon (1936-2020) ou François Dompierre (né en 1943). Et vlan. CQFD dans les dents. Voici un autre exemple probant de la tension des savoirs qui s’instaure ici, chez les musiciens, en fonction de leur stature. Les spécialistes de musique afro-américaine rapportent le fait suivant. Vers la fin des années 1930, de jeunes musicologues écrivent à Louis Armstrong (1901-1971) et lui disent qu’ils s’intéressent à la musique de bastringue et de funérailles qui se jouait à la Nouvelle Orléans au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles. Ils voudraient que le trompettiste virtuose leur en parle et leur en joue. Le grand Satchmo, le titan incontesté du jazz néo-orléanais leur répond, avec sa candeur usuelle : Il ne faut pas me demander ça à moi. Écrivez à Bunk Johnson. C’est un instrumentiste très adroit qui vit encore en Louisiane. Il saura parfaitement vous faire entendre le son du temps sur son instrument… (Johnson 1993). L’obscur (mais talentueux) cornettiste Bunk Johnson (1889-1949) et, disons, Plume Latraverse, ont en commun de faire entendre le son de leur temps. Ils sont des indicateurs bien plus révélateurs, dans cette perspective et selon cet objectif, que quelque grand génie à l’inventivité inouïe et novatrice. Les figures musicales intermédiaires sont des persona, ces masques larges et creux du théâtre antique qui canalisaient le flux mental et discursif d’une époque. Mais laissons ça. Ces bébelles cruciales de musique et société, déjà abordées, ça reste une affaire passablement complexe et pas toujours si douce à l’oreille.
Autrement dit, si je me glose sommairement sur toute cette vaste patente des influences et des citations sonores, je suggère tout prosaïquement que Béla Bartók faisait son trip et qu’il s’en foutait pas mal d’être hongrois du cru ou d’être euro-classique. De fait, force de caractère oblige, c’était un athée et un internationaliste, alors vous vous doutez bien que le chœur des pleureurs et des pleureuses, il le laissait sous la sourdine des temps dormants, bien plus souvent qu’à son tour. Il fut de fait les deux (hongrois du cru et euro-classique) mais plus par action des forces historiques objectives sur son art qu’en vertu d’une prise de parti étroite, formulée ou résolue. Sa vraie prise de parti était de fait bien plus large que celle de ses différents doxographes : c’était celle de la musique.