Lima, un recueil de nouvelles de Loana Hoarau

Loana Hoarau continue de déployer son univers inquiétant, amoral et cruel. On est invités ici à découvrir trois nouvelles, intitulées Duel, Gabi et Fardeau. L’inquiétude s’installe dans le cadre de ce monde ordinaire contemporain au sein duquel le paramétrage des interactions humaines – notamment des relations intimes – est fracturé, fêlé. L’homme (entendre : l’individu de sexe masculin) est désaxé. Il ne gire plus sur son axe. Le dispositif des conventions (patriarcales notamment, mais pas que), qui le maintenaient jadis rectiligne, est en faillite. Tout est possible. Tout est permis… et le permissif est devenu implicitement délétère.

Les enfants ne peuvent plus faire confiance à des adultes qui, de toutes façons, ne se font plus confiance entre eux. Tout est si banalement imprévisible que l’innocence et la bonne foi deviennent les plus suspectes des valeurs humaines. La plume vénéneuse de Loana Hoarau dessine, en grinçant, la trame précise d’un monde hachuré, qui a bel et bien perdu ses repères. Veuillez palper du goût acidulé de Lima.


Première diffusion : 10 novembre 2020 ; Poids : moyen  Collection : Nouvelles
Prix sur 7switch : 3,49 € - 4,99 $ca 
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ISBN : 978-2-924550-57-1


Hoarau, pour les esprits solides / par A.E. Berger

Longtemps j’ai eu du mal à lire Loana Hoarau. Je n’étais pas assez construit, je ne m’étais pas encore assez regardé.

Car Hoarau nous délivre de vraies histoires d’horreur. On y chercherait en vain des momies cannibales, des méduses à cerveau qui rampent d’un bocal renversé et vont se planquer sous les tables, d’où elles mutent, ou un de ces bons vieux monstres à fermeture-éclair qui terrorisent les jeunes filles en maillot de bain. Pas de carotte de l’espace sur tapis roulant électrifié, pas de robot à la con qui clignote et fait des bips en appuyant sur le bouton de l’armageddon, pas de dragon plus grand que les nuages.

Mais des fantômes, mais des démons, mais des victimes crucifiées. Tout ce qu’il y a sous la surface des humains. Lire Hoarau, c’est ouvrir la trappe. Tout ce qu’ont pu faire et font encore les tortionnaires du monde entier est là, intime, avec sa petite odeur personnelle, sa petite musique tranquille d’amateur ; et vas-y que je sifflote pendant que j’écarquille. Lire Hoarau, c’est lire ce que font les voisins, ou ce que je pourrais faire si je perdais pied, si je perdais mes principes. Si une guerre civile se déclarait dans mon cœur.

Alors oui, je pourrais me transformer ; non pas forcément en Mengele, mais en un de ces gens tout simples, qui nous sont identiques, mais basculés : ce qu’a pu faire le vieux Jean-Marie, par exemple, sous la couverture de l’uniforme, pourquoi devrais-je me croire imperméable à cette inclination qui lui a procuré tant de satisfactions ? Des truc communs, mais qui plongent déjà les victimes dans un cauchemar dont le fond ouvre, au meilleur des cas, sur la mort ; et sinon, chez les grands du métier, sur la destruction de la personne.

Maintenant que je me connais mieux, que je mets des noms sur des choses, je puis lire Hoarau ; je m’y vois sous la figure du naufragé – et nous sommes à ça de l’être pour de bon, continuellement, même s’il se dit, d’ordinaire, que ce n’est pas possible, pas soi.

Et ce que dit Hoarau des gens intimement, nous le voyons se développer en grand, sous les essences de l’institutionnel, appliqué en masse ici ou là, mais avec des mots qui font qu’on s’en rend peu compte : une civilisation grignotée dans ses principes, jusqu’à ce que se libère, avec indulgence plénière, le droit de s’amuser sur les ennemis désignés. C’est assez cyclique.

Loana Hoarau est comme le dernier garde-fou personnel avant notre ruine collective. Ses histoires font vraiment peur. En ce sens, parce que donc elle oriente, elle fait œuvre de prophète.


Un extrait

Il y a une issue de secours, au fond du local d’entretien. C’est une chance. Tu te demandes, dans un instant jugé absurde, comment ils ont pu penser à construire une issue de secours au fond d’un local d’entretien. Genre il y a eu une réunion, avec des gens hauts placés, qui se sont dit Tiens, et si on installait une issue de secours dans le local d’entretien. Les gens vont forcément penser à cet endroit-là pour fuir une situation critique. Oui bien sûr. C’est logique. Et tu te dis que ça peut marcher, finalement. Que tu peux passer par là sans souci, même avec ta jambe blessée. Que tu cours assez vite. Tu te dis qu’ils ne penseront jamais au local d’entretien. Qu’on fuit par la porte principale, ou encore par la sortie de secours derrière le comptoir. Pas par un putain de local d’entretien.

Le problème, c’est la petite fille. Elle crie trop. Elle pleure trop. Ça peut alerter les autres. Tu te demandes encore qu’est-ce qui t’a pris de lui prendre la main avant de te sauver. Tu es trop gentil. Tu es trop serviable. Même dans les situations critiques. C’est le regard de sa mère, sans doute. Elle te regardait et elle suppliait. Elle suppliait. Qu’est-ce que tu pouvais faire d’autre ? Lui dire non ? Non madame, je veux sauver mon cul, et votre gamine, là, elle va me faire perdre du temps. En plus, elle pleurniche. Elle va nous faire remarquer. Mais non. Tu es trop gentil. Tu es trop serviable. Même dans les situations critiques.

La petite fille hurle dans ta main. Tu as beau la rassurer, lui dire de ne pas crier, que sa maman va venir elle aussi, rien ne la calme. Tu la tiens fermement par la taille, elle essaie de se libérer. Tu pourrais la libérer, après tout, tu en es pas responsable. Mais sa mère t’a vu, à ses côtés, tu es grand et fort, la vingtaine, et elle a jugé bon de te la foutre dans les bras. Sauvez-la ! En bas, les toilettes ! Sauvez-là ! Tu es trop gentil. Tu es trop serviable. Même dans les situations critiques.

Tu parles doucement, pour que la gamine se calme. Tu lui dis Cries pas. Si tu cries, ils vont t’entendre. Ils vont venir. Tu lui dis Ta mère va venir. Attends un peu. Elle va venir. Comment tu t’appelles ? Bien sûr elle répond pas. Elle hurle dans ta main. Tu sens son souffle tiède et sa bave. Elle hurle et te repousse. Elle hurle. Elle hurle. Tu as envie de faire pareil. Déjà pour la faire taire. Mais tu n’y arrives pas. Alors tu cours jusqu’aux portes des toilettes. Tu lui dis Si tu cries, ils vont nous suivre. Même dehors. Ils sont dehors aussi. S’il te plaît. Tais-toi. Mais elle continue. C’est de plus en plus strident. Ça se comprend. Sa mère lui a dit qu’elle vous suivrait. Mais elle n’a pas suivi. Elle a glissé. Contre le mur. Du sang derrière la tête. Le regard fixé sur la gamine. La gamine l’a vu tomber. Alors elle a crié. Très fort. Mais ils ne vous ont pas vu. Un homme dans la bousculade vous a poussé Vite, descends avec elle. et tu as empoigné la petite fille. Tu t’es réfugié avec elle derrière la porte des toilettes pour handicapé. Mais elle hurle. Et c’est là que tu as vu le local d’entretien à moitié ouvert.

Tu aimerais passer cette porte. Mais la gamine se tortille pour se libérer. Elle te donne des coups de pieds. Elle te griffe et te mord. Qu’est-ce que tu peux bien y faire ? Il n’y a pas d’autres solutions. Tu n’as pas envie de la blesser. Alors tu la lâches. Elle te regarde, étonnée, quelques dixièmes de secondes. Puis elle se recroqueville, passe sous la porte des toilettes et court dans les escaliers que vous avez empruntés quelques secondes avant.

Alors tu murmures à celle qui n’entend déjà plus Reviens ! Non ! Reste là ! Tu vas... Tu jures. Tu pivotes sur le côté. Tu sors des toilettes. Tu regardes les escaliers. Tu réfléchis à ta situation. T’enfuir, ou retourner chercher la petite fille. Retourner la chercher, c’est mourir. C’est jouer aux héros. Tu n’es pas un héros. Toi, tu veux juste rentrer chez toi. Rentrer comme tous les soirs après avoir bu une bière au café du coin avec ton pote Jérôme. Ce soir, vous aviez décidé de préparer vos vacances prochaines. Vous voulez partir en Allemagne. C’est beau, l’Allemagne. Mais ça ne se fera pas. Ça ne se fera jamais. Parce que Jérôme est là-haut, lui, et tu l’as vu tomber.

Tu entends des cris. Tu les entends plus fort. En haut, une porte s’est ouverte. Peut-être la petite fille qui retourne dans la salle. Peut-être eux qui vont descendre. Peut-être eux qui ont décidé de te suivre parce que tu as vu leur visage. Tu as vu leur visage. Tu n’oublieras jamais ces regards froids et neutres.

Il y a des pas qui descendent à toute allure. Tu te paralyses. Tu veux fuir, mais tu ne bouges pas. Comme un animal pris dans les phares d’une voiture. On te bouscule. Ça te réveille d’un coup. C’est un homme qui respire fort. Qui saigne du côté gauche de sa chemise. Qui ne te regarde même pas. Qui entre dans les toilettes et ferme la porte à clé. Tu fonces sur la porte. Tu agites la poignée dans tous les sens. Tu ne dis rien. Tu es agile. Tu montes sur le lavabo et glisses de l’autre côté de la paroi. L’homme est surpris et pousse un cri. Il a du mal à respirer. Tu regardes sa blessure. Il te voit regarder sa blessure. Il regarde sa blessure. Il gémit plus fort en se tenant la hanche. Il sait qu’il va mourir. Il essaie de se relever pour aller vers le local d’entretien. Il a vu la sortie de secours. Il n’y arrive pas. Un large filet de sang le suit. Il dit Pourquoi ? dans un souffle. Il glisse par terre. Il ne bouge plus.

Tu as du mal à respirer. Puis tu entends des hurlements plus forts. Tu les entends, eux. Tu les entends rugir. Tu ne comprends pas ce qu’ils disent. Mais tu les entends rugir. De plus en plus fort. Tu sens qu’ils sont tout près. Que dans trois secondes, ils seront là. Alors tu entres dans le local d’entretien. Tu le refermes derrière toi. Tu vois la signalisation issue de secours. Tu pousses complètement la porte.

Et tu es dehors.


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